Chronique sur la croisette #5 : Disparition, somnambulisme et amour glacial

undefined 23 mai 2023 undefined 18h09

Pierig Leray

Pour un premier film à 8h30 qui se prénomme Sleep, ce fout les jetons d’un gros roupillon. Lorsque l’on sait que le film est de Jason Yu, ex-assistant de Bong-Joon Ho (Parasite), ça rassure. La nuit, le sommeil, ont toujours été une source d’inspiration inépuisable pour l’horreur (Freddie qui s’immisce dans nos cauchemars). Ici, un homme soufre brutalement de somnambulisme, qui s’intensifie, et inquiète par son caractère agressif et imprévisible. Sa femme, traumatisée, va tenter de tout faire pour sauver son mari, et protéger son nourrisson. La mise en scène minutieuse installe la tension horrifique graduellement. Elle prend le temps de poser ses indices et monter la sauce. Il n’y a pas de superflu, la caméra immersive est directe, sans lignes de scénario en trop, un modèle presque trop scolaire, mais parfaitement fonctionnel. Il y a donc cette tension, mais aussi un message d’amour peu conventionnel baigné dans cette tragédie, un couple qui, quoi qu’il arrive, se mure dans un soutien sans failles, un amour inconditionnel malgré les drames. Il s'agit d'une véritable métaphore de la maladie psychiatrique qui peut détruire un amour, mais qui peut également, parfois le consolider dans la douleur. Loin d’être mémorable, l’exercice est réussi. 


Image tirée du film Sleep de Jason Yu

Après un déjeuner sur une plage au nom qui m’échappe, au milieu d’une convention de Néo-zélandais qui gueulaient à gorge déployée leur bonheur de s’être tapé 24h de vol pour des gnocchis froids, on retourne en sélection officielle avec le film d'Aki Kaurismaki, Les feuilles mortes. En à peine 1h20, Kaurismaki déballe à son habitude son humour caustique, scandinave et pince-sans-rire de génie, à son image, lui qui joua le pitre à sa montée des marches devant une audience déjà conquise avant même son entrée en salle. Mais pas que, une lecture politisée d’apparence silencieuse s’y associe et nous confronte à nos propres aberrations, chahute nos sentiments, et la gorge déployée se transforme en mine fermée : une émission de radio égraine les morts de la guerre en Ukraine dans l’indifférence, la classe ouvrière erre, désabusée, sans avenir dans des décombres d’une société occidentale anesthésiée et mortifère. Les bars tombent en ruine, le travail à l’usine remplace celui du supermarché, il n’y a plus de contact physique, l’amour est sans mots ni gestes, l’amitié sans regard ni tendresse. Un grand « petit film », loin de la grosse démonstration de « film d’auteur » à coup de grandes idées balancées pendant des heures, Kaurismaki lui trouve par l’humilité et l’humour le moyen d’en dire autant.


Image tirée du film Les Feuilles Mortes d'Aki Kaurismaki

On termine cette journée par le film de Victor Erice, Cerrar los ojos. Un acteur disparaît du jour au lendemain. Plus de 20 ans après, l’affaire refait surface, et son ami de toujours repart à sa recherche. Il y a tant de pudeur et d’amour dans la caméra d’Erice, un amour pour le cinéma (le formidable Manolo Solo dans le rôle principal joue un réalisateur qui va utiliser les bandes magnétiques de son film pour refaire surgir la mémoire du disparu) humain, sans grandiloquence malvenue. Cette ample fresque de 3 heures prend son temps, pose cette quête de l’identité, et son jeu de la mémoire avec une grâce suggestive et non démonstrative. Pas besoin de sortir les violons pour tirer la larme, quelques notes de piano, et des yeux qui se ferment suffisent à bouleverser dans un cinéma si élégant, et sans maniérisme. Il est même peu compréhensible de voir un tel film hors de la compétition (et dans la section un peu batarde appelée « Cannes Première »). Un grand film qui j’espère, trouvera une distribution à sa hauteur en France. « On va boire un verre ? », « Qui sort ? ». Il reste deux jours à tenir, je suis déjà sur les genoux. Cette fois-ci, je passe mon tour. Un peu de graillon à domicile pour se sustenter, et une émission de débile sur TMC finiront à m’achever.