Le constat de l’ouverture de ce 78ᵉ festival de Cannes est contrasté. D’un côté, une cérémonie impeccable, check-list respectée, discours parfait de Juliette Binoche, Présidente du jury, rappelant avec dignité le décès de la photographe palestinienne Fatima Hassouna avec 10 membres de sa famille, le glam’ avec le duo de ricains De Niro-Di Caprio (qui a encore pris des joues le coquin), le regard endormi de notre maitre à tous (le réalisateur coréen Hong Sang-soo dans le jury), un hommage salutaire à David Lynch avec une jolie performance de la Mylène Farmer nationale, et la vibrante et gueularde ouverture officielle par Quentin Tarantino. De l’autre, son film d’entrée affligeant (Partir un jour de Amélie Bonnin, Hors Compétition), petit film de quadra larvé dans le mépris et le parisianisme au bon mot, tout y sonne creux, démagogique, le mauvais goût est élevé au rang de nouvelle tendance, faisant passer les 2Be3 et K-Maro en référence générationnelle, il n’y a pas de cinéma dans cette ouverture, mais une succession de clichés archétypaux qui appuie sans vergogne sur le bouseux de campagne face à l’élévation de classe de la petite du coin devenue chef de cuisine respectée. Juliette Armanet est paumée, Bastien Bouillon fait ce qu’il peut de son réel talent d’incarnation, mais la mise en scène tire en longueur (le film est au départ un court-métrage), épuise pour, in fine, ne pas dire grand-chose. Certains s’enflamment étrangement en parlant de fraicheur alors que tout y est réchauffé et pâteux à bien dégueulasser l’intérieur d’un micro-onde Toshiba cancérigène. Faux-départ donc, et incompréhension face à un tel choix d’ouverture. Mais soyons raisonnables, on souffle, et on avance.
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Premier détour du côté de la Quinzaine des cinéastes avec un ensemble de 4 courts-métrages représentant 4 jeunes talents lors d’une résidence au Brésil (Directors' Factory Ceará-Brasil). Depuis 10 ans, la Quinzaine s’exporte à l’étranger pour proposer une retraite créative à des duos de jeunes cinéastes (un venant du pays hôte, l’autre de l’étranger). Cette année, c’est au Brésil que ça se passe, et sa Ministre de la culture nous a même fait l’honneur de sa présence. La sélection est basée sur des speechs de longs-métrages, ce sont donc quatre courts aux esquisses de longs qui émergent, et avec eux, la patte de la Quinzaine : un sens commun, une ténacité dans les idées, une inventivité plastique, de l’innovant dans un cadre technique maitrisé. Et c’est bien ce que l’on retrouve dans ces quatre courts blindés de promesses, un premier sur un viol dans un milieu pro masculiniste, un second sur une histoire lesbienne vengeresse, un troisième sur la pollution plastique pénétrant les corps, et le dernier sur la révolte d’une femme contre le contrôle masculin dans la mangrove brésilienne. Ce fut une galvanisante entrée en matière d’une Quinzaine que l’on attend, comme chaque année, à la hauteur de sa réputation de défricheur.
15 balles de pâtes aux légumes plus tard à se cramer la tronche en plein soleil, les choses sérieuses commencent, première montée des marches avec le film de Mascha Schilinski Sound of Falling en sélection officielle. Et j’espère que mes mots qui suivront seront plus inspirés que mon interview sortie de salle pour Sens Critique qui refoule sévèrement le mec en panique. Film clairement malaimable, maniéré, du plan-séquence au regard caméra intempestif, du jeu sonore intrusif, un montage épileptique qui agace. Bref, tout pour me saouler. Néanmoins, va venir surnager de cette forme pompeuse un souffle lourd et angoissant : le film est contaminé, contaminant, la mort est envahissante, filmée en une fatalité transgénérationnelle qui traverse les âges (le film s’étend sur une centaine d’années en trois époques distinctes en Allemagne : les années 1900, les années RDA et une époque contemporaine). Une malédiction et un appel à la mort envahissent le corps des jeunes femmes, corps pervertis par la dégueulasserie masculine (pédophilie, inceste rajoutent à la lourdeur déjà écrasante du film) et proie au désir de l’ultime, celui du suicide, du cœur enclin à s’éteindre par lui-même, ce désir inexplicable (si ce n’est pas sa forme génétique traversant les temps) qui nous plonge pendant plus de deux heures dans un marasme sombre et cafardeux, nous positionnant en observateur engagé, voyeuriste (d’où les très nombreux regards caméra et élévation du cadre par drone qui ne cessent de nous réintégrer à la dramaturgie se jouant devant nos yeux qui n’en demandaient pas tant). Ça pèse une tonne, c’est très souvent maladroit et surchargé, mais le film dégage une vraie force de l’angoisse, à la limite du genre horrifique, qui décontenance plus qu’il ne convainc.
Bon, entre l’ouverture foirée et ce bon gros tacle à la carotide que ce Sound of Falling, j’ai vraiment besoin de souffler. Et j’attends de pieds ferme pour rafraichir mon teint mat et fringuant, du grand Philippe Katerine. On enchaîne donc avec l’ouverture de l’ACID Cannes et L’Aventura de Sophie Letourneur. On avait déjà tant aimé son « Voyage en Italie » il y a 2 ans, Sophie Letourneur pousse avec son « Aventura » encore un peu plus le curseur. Tout n’est ici que question de temporalité : cette famille iconique française type « Guide du Routard » se conte en famille et en souvenirs son voyage en Sardaigne en cours, en enregistrant leur récit par vocal sur un téléphone. Tout s’entremêle alors, le passé et les souvenirs brumeux, le présent racontant le passé proche dans un devoir de mémoire qui illumine la banalité, tout prend sens dans le temps qui passe, dans l’anecdote la plus futile prenant bizarrement la plus grande des importances, la famille est disjointe, le père au bout du roul’, la mère qui larmoie, l’ado qui jain pendant que l’enfant fait popo sous la table, tout ce bordel de l’instant génère une poésie de l’habituel qui enchante. Le montage radical rompt la temporalité et additionne les scènes dans une forme de bateau ivre qui chavire, et retrouve, tant bien que mal, un équilibre précaire poétique, libérateur du poids des soucis quotidiens, de la lourdeur familiale qui cerne la tronche, mais qui rend vivant. Car le cinéma de Sophie Letourneur est un cinéma vivant, florissant de déboires (selon ses mots, la production du film tient d’un véritable miracle collectif), et d’un faux « à peu près » brillamment calibré. Que cette ouverture de l’ACID est donc réjouissante.
Des déboires de famille en Sardaigne à l’austérité stalinienne, il n’y a qu’un pas. Ou plutôt une cinquantaine entre le cinéma des Arcades et la salle Debussy juste en face. On termine cette première journée épique par un second film en sélection officielle, Deux Procureurs de Serge Loznitsa. Et c’est implacable. Dans ce labyrinthe mathématique à se flinguer, un jeune procureur de l’URSS tente l’impossible. Résiliant et naïf, il s’attaque à la machine stalinienne en souhaitant alerter le haut commandement des arrestations abusives et des tortures abominables en cours dans un goulag de sa région. Le but est simple, exterminer l’ancien commandement soviétique par des aveux fabriqués, un système du passé mais terriblement contemporain à notre vivant (les Khmers Rouges, le régime pinochetiste notamment). Loznitsa épure sa mise en scène au strict et radical minimum, des plans secs et arides, des décors bétonnés et dénudés, une homogénéité de ton et une photographie grise et austère, le régime sanguinaire stalinien épouse alors idéalement cette glaçante forme avec cette terrible sensation de voie sans issue (superbe séquence lorsqu’un « camarade » ne trouve pas la sortie d’un bâtiment administratif). Le combat de ce jeune procureur et sa patience à toute épreuve se fracassent à l’inéluctable, la répression étatique, automatique, arbitraire qui ne laisse nulle place à la justice qu’il rêve de représenter. Et de ce passé jaillissent les nouvelles formes de répression d’aujourd’hui, on pense bien évidemment au régime dictatorial iranien pratiquant le musèlement de son peuple par la peur et les arrestations infondées. Un film rude, accrocheur, mais formidablement précis.
Il est 1h du mat’, Cannes est une course d’endurance, pas un sprint. Il faut garder des forces, décliner la petite bière qui en appelle dix autres. Et rentrer, sage comme une image, pioncer pour mieux attaquer la journée de demain avec notamment le nouveau film de Dominik Moll (le réalisateur de « La nuit du 12 » en 2022) Dossier 137 en sélection officielle.