[Chronique berlinoise #2] Berlinale 2023 : Apocalypse, masculinité toxique et amour d’enfance

undefined 22 février 2023 undefined 16h35

Pierig Leray

C’est ça la conscience journalistique, être présent avec décence à la première projection de la journée, 8h45 précises dans le Berlinale Palast pour découvrir The Shadowless Tower de Zhang Lu. Un quadra paumé entre sa fille vivant chez sa sœur, une ex-femme malade et un père déserteur depuis son jeune âge qui va tenter de reconstruire pas à pas une vie dénuée de sens et d’amour. Il pense le trouver par sa rencontre avec une jeune photographe qui égaye un temps la tristesse du quotidien (« ma chambre ressemble à un hôpital, tout est blanc »). Mais progressivement, l’on comprend que son destin est inextricablement lié à celui de son père, et son chemin tracé vers une fin similaire, une profonde solitude. Tout y est intelligent et d’une beauté plastique indéniable, mais qui laisse malheureusement à distance par une mélancolie glaçante et pesante. Il est de ces films difficilement critiquables, car techniquement brillants, mais où toute forme de vitalité et de cœur vient se briser à son cadrage parfait, et si l’on était plus vicieux, dans une forme d’auto-glorification gênante.

À peine le temps d’avaler un café bien tassé qu’il faut enchaîner avec In the blind spot de Ayse Polat. Dans une forme consensuelle d’un thriller paranoïde, Polat utilise le mythe du traqueur traqué dans une Turquie conspirationniste. L’homme à la surveillance de journalistes allemands venus faire un reportage sur un fils kidnappé par la police turque devient à son tour pourchassé. Le film pâtit d’une vraie maladresse scénaristique et d’un message surligné contre l’image numérique omniprésente (toutes ses formes sont additionnées, des images caméra à l’épaule, de video-surveillance, de téléphone portable…), et vient tirer en longueur un suspense trop vain pour créer une tension, tout s’essoufflant trop vite. Pire, il agace avec une redondance fatigante illustrée par le rôle de cette petite fille qui répète sans cesse la même expression hagarde.

Pour digérer cette désillusion acide, rien de mieux que de se faire un brunch d’enculé avec des serveurs à l’accent trop américain (Le Bon), et un Bloody Mary qui tabasse en sur-charge de tabasco. Et me voilà fin prêt pour la dernière projection de la journée avec The Survival of Kindness de Rolf De Heer. Dans un monde post-apocalyptique ravagé par la maladie, l’horreur est omniprésente (esclavagisme, exécution), une femme noire abandonnée à son sort mortuaire au milieu du désert doit se libérer de sa cage, puis tracer son chemin au milieu de ce monde dominé par les Blancs, tous habillés d’un masque à gaz. Son infiltration en sera facilitée, elle qui devra tout de même grimer sa peau noire en un blanc nacré pour détourner toute suspicion. L’atmosphère pesante se mêle à la magnificence des paysages australiens, De Heer fait l’audacieux choix de ne sous-titrer aucun dialogue, chacun parlant un dialecte bien distinct, nous laissant à nous spectateurs le loisir d’interpréter le sens derrière le son. Pictural, langueur contemplative, cet aller-retour de la vie à la mort fait naître humanité et bonté au milieu de la monstruosité. C’est une lente ascension de ce personnage christique quasi divin venu apporter réconfort et soutien aux démunis, avant de disparaître à son tour et rejoindre la terre originelle. Beau.

De cet élan de bienveillance, cette ultime soirée berlinoise se termine chez Lode & Stijn, gastro de haute volée malgré un sommelier un peu invasif (ce genre de type qui te colle son nez au visage pour parler). En revanche, faites-la en juin cette Berlinale. Il pleut, il fait froid, tout le monde crache ses poumons et les nez ne cessent de renifler (et pas qu’aux chiottes). Déjà KO par mon rhume en 5 jours, je n’imagine même pas en 10.

Mais voilà, l’aventure se termine par cette ultime journée avec la première projection presse matinale, Past Lives de Céline Song. Le film distribué par les hypeux de A24 a fait résonnance à Sundance. Et cette association malaisante n’annonce rien de transcendant. D’une base de comédie romantique mielleuse, Song joue la carte très conventionnelle de la destinée, et ne cesse d’appuyer sur ces chemins croisés. Il y a Nora et Hae Sung, un amour de jeunesse qui se promet de ne jamais se quitter, avant leur séparation et le départ de Nora pour Toronto. Puis un très long silence de plus de 10 jusqu’à leurs retrouvailles par Facebook et de longs échanges par Skype. Là encore, la distance éteint cet amour renaissant, Nora trouve un mari à Brooklyn, Hae Sung une copine à Pékin. 24 ans après leur dernière rencontre enfants, ils se retrouvent enfin à New York. La caméra de Song la filme en touriste, chaque cadrage en film de vacances, et même si le parti pris peut être défendu (et dénoncer l’immigré comme un éternel touriste), cela rend l’image laide et disgracieuse, plombant une certaine douceur nostalgique dégagée par ce couple qui ose à peine s’enlacer ou se regarder, persuadés que leur chance est désormais passée, et que leur amour sans mot ne pourra se concrétiser. Le destin est en autrement. Pathos et lourdingue, il y a tant de vacuité dans ses longueurs, que rapidement, la douceur se métamorphose en aigreur.

À peine le temps du check-out que l’on en termine avec l’ultime séance de notre Berlinale et Manodrome de John Trengrove. Ralphie (Jesse Eisenberg) est paumé, à peine viré de l’armée, reconverti en chauffeur Uber qui fait de la gonflette à la gym, blindé de traumatismes (l’abandon de son père) et d’une sexualité refoulée, frustré par son manque de blé alors que sa copine est enceinte, sa haine viscérale de lui-même finira par son autodestruction. Son esprit affaibli va se retrouver engrené dans une secte masculiniste (Manodrome), prônant la détestation des femmes et le pouvoir archaïque et génétique des hommes. Il est filmé comme un gamin pathétique, piquant ses crises comme un môme en manque de sucre, incapable d'introspection, n'assumant aucun de ses choix, abandonnant sa copine enceinte qui devra finir par accoucher seule. Jusqu’à, de manière caricaturale et trop schématique, son incapacité à se flinguer, et finir recroqueviller comme un nourrisson pleurnichard en position fœtale dans les bras d’un inconnu. Trengrove tenait là un postulat inédit, mais se vautre rapidement dans les clichés, l’accumulation de violence gratuite, et une mise en scène à tentative safdienne (comprendre des frères Safdie) qui se fracasse à une vraie carence d’écriture, les personnages (notamment Adrian Brody jouant le chef de meute de la secte) trop rocambolesques nous coupent d’une réalité qui se meut en idéologie chimérique.

Je veux manger des pâtes. « Restaurant italien » dans Google. « 4,1 étoiles ». Vendu. Pire fin de festival du monde, linguine au pesto, verre de Chianti à 12 balles, tiramisu Picardien (comprendre type Picard surgelé), arrivée à l’aéroport trop tôt. Court (5 jours sur les 10 du festival), intense (pas toujours pour des raisons cinématographiques), mais forcément passionnant, malgré une relative faiblesse de la sélection proposée, une déception partagée par bon nombres de suiveurs. Mais qui sait ? Moi et la Berlinale feront peut-être mieux l’année prochaine ?