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Chronique cannoise #1 : BMW, Nausée, Apesanteur et Pol Pot

undefined undefined 17 mai 2024 undefined 20h59

Pierig Leray

Afin d’éviter la pluie déprimante du premier jour, je ré-arrange mon planning pour n’arriver que mercredi soir. Non c’est faux, le billet coûtait probablement moins cher. Quoi qu’il en soit, pas de Dupieux et son Deuxième acte qui me file sous le nez. Mais il est déjà en salle et des sources hyper blindées (des potes aux goûts surs) m’en ont vanté son grand mérite, sa hauteur de vue sur le cinéma et son microcosme, une touche d’acidité incandescente parfaite pour une ouverture de festival. On va les croire. On se magne, il faut se fringuer pour une fête un peu traquenard dans la BMW Home (rien que ça). Après un ceviche toujours pas assez citronné au Federal, on débarque chez BM pour caresser du gros bolide allemand. À peine arrivé au bout de nos peines (au bar en gros) qu’un discours se lance et cloue les bouteilles de champagne pour un quart d’heure : intenable. Débarque alors un petit type à l’accent allemand, Naomi Campbell et Hans Zimmer. Méga-star dans la place. Toute une histoire à peine audible pour dévoiler le nouveau bolide, relativement laid, peinturé avec de la laine, un délire germanique probablement. Les coupettes s’éteignent, nos yeux aussi. Pour un premier soir, c’est pas si mal. Premières projections dès demain.

Après un réveil en fanfare (un troupeau bien chargé à 6h30 dans le hall de l’hôtel), on passe choper le badge, et première séance dans le Grand Théâtre Lumière pour un film en compétition, The Girl with the Needle de Magnus von Horn. On entre direct dans le bain cannois, celui des films (à l’intérieur) et non des paillettes (à l’extérieur) : du glauque, de l’inhumain et de l’infanticide à la pelle. Dans un noir et blanc glacial, von Horn retrace l’histoire vraie de Dagmar Overbye dans l’après-Première Guerre mondiale, une serial killeuse vengeresse d’un passé disons-le contrarié avec la maternité (5 morts-nés). Et à travers elle, le triste sort de Karoline, petite main ouvrière délaissée, un mari revenu défiguré de la Grande Guerre, enceinte du patron de son usine de textile avec qui elle projette son avenir et surtout une voie de sortie à sa précarité, mais la réalité de sa condition ouvrière la prive rapidement de ce maigre espoir d’ascension sociale. Il faut se débarrasser de ce « bâtard », et voilà que le visage faussement angélique de Dagmar surgit pour lui offrir une solution : prendre son enfant et le donner à une riche famille en demande. Jeu de dupes et de manipulation machiavélique, Karoline se retrouve droguée et emmurée dans une mission meurtrière, car point de famille d’accueil ici, mais plutôt le caniveau ou le poêle pour les nourrissons. Que mes mots sont grossiers direz-vous, eh bien c’est peu dire face au ton du film qui va bien au-delà avec sa déferlante d’horreur et d’ignominie, étalage lourdingue archi-poseur de l’inhumain, esthétique provoc’ de rabatteur, mais sérieusement creux. Car l’immoralité, la violence sont une voie d’accès récurrente dans le cinéma, et pas que de genre, pour interpeller et saisir de grandes interrogations morales. Ici, l’enjeu intellectuel est pauvre, et la grande question de la maternité balayée rapidement par ce petit manuel du film coup de force qui finit sérieusement par ennuyer après ces deux longues heures sordides.

On enchaîne avec une première montée des marches pour découvrir le tant attendu dernier film de la réaliste britannique Andrea Arnold (Cow, Fish Tank, American Honey) Bird également en sélection officielle. Et quelle réussite, les premières larmes cannoises sont pour elle, Andrea Arnold qui ne cesse de trouver le juste point d’équilibre entre la violence métallique et réaliste d’une suburb anglaise désertée et la poésie salvatrice de ses occupants exorcisant la précarité par le rêve, le fantastique émanant du réaliste. Ici, c’est Kayleigh, la grande sœur d’à peine 12 ans qui doit s’occuper de cette famille éclatée et désunie entre deux squats insalubres avec ses petits frères et sœurs laissés pour compte. Et pourtant, Arnold n’est jamais dans le jugement moralisateur ni dans l’empathie démagogique, elle aime ses personnages, ce père-enfant irresponsable (Bug, interprété par Barry Keoghan) que l’on finit par comprendre et aimer à notre tour en fin de film. Bird est de ces films en apesanteur, métaphoriquement puissant (Arnold embrasse la thématique de l’oiseau jusqu’à faire fusionner l’un de ses personnages en l’animal), d’une richesse folle, sachant s’appuyer sur le génial Franz Rogowski qui fait éclater son immense talent en interprétant un ange déchu, merveilleux contre-point poétique à la réalité violente de cette famille à la rue. Ce qui est déchirant dans Bird, c’est aussi l’interstice entre le rêve et le réel, ici représenté par la vidéo, le téléphone portable, l’écran omniprésent, l’image reine que ne cesse d’utiliser Kayleigh pout s’échapper de sa condition seule dans sa chambre, mais aussi se protéger en enregistrant les attitudes perverses des adultes : l’image tant décrié des boomers est ici moyen d’expression et d’émancipation. Voilà les premières émotions fortes cannoises.

On finit cette première journée par le retour à la fiction de Rithy Panh avec Rendez-vous avec Pol Pot. Après le fabuleux L’image manquante et avant lui S21, l’on savait toujours extrêmement engagé Rithy Panh pour le devoir de mémoire au Cambodge. Avec ce retour à la fiction, c’est un peu l’ennui plat, un ton résolument téléfimesque qui dénote avec la gravité des situations (des journalistes se rendent dans des colonies du Cambodge pendant la dictature). On semble alors quelque peu dérouté par cette multiplicité de formes (archive, fiction, personnages miniatures en bois), et une addition de scènes mal engagées qui semblent malencontreusement presque caricaturales malgré la situation dramatique.

Ovation discrète, et l’on se rue sur la soirée Magnum et le DJ set de Justice. Et là, c’est le drame : une queue dinguissime, incapacité de pénétrer dans l’enceinte givrée. On tente le coup en « appelant un contact », mais rien n’y fait. On reste piteusement à la porte, jusqu’à ce qu’une idée de génie surgisse : « Mais attends, il y a Nani Kravitz au Silencio ». Bam, on rentre direct avec le petit hug au physio, t'as vu. Et l’on danse comme des petites puces toutes excitées mais avec une conscience professionnelle redoutable : le Mégalopolis de 8h30 demain nous oblige à baisser pavillon, et rentrer à 2h30. A domani.