Chronique cannoise #2 : Mégalomanie, Rogowski, Aridité et danse marocaine

undefined 18 mai 2024 undefined 14h56

Pierig Leray

Celui qui s’attend à découvrir le Coppola des premières années (Le Parrain, Apocalypse Now) se fourre le doigt dans l’œil, car ce Coppola n’existe plus. Lui a fait place à la poésie kitsch de Twixt en 2011, et avec Mégalopolis sa suite logique, tout semble grotesque, suranné, voire dépassé, un regard faussement vieillissant sur une civilisation agonisante, aux traits grossièrement voyeuristes. Deux hommes forts d’une cité décadente (New Rome, aux airs new-yorkais et son Chrysler building) se font face, Cesar Catalina (interprété par Adam Driver) architecte utopiste et hors-sol qui veut redessiner la ville face à l’homme politique, le maire de la ville, Franklyn Cicero (Giancarlo Esposito), bien engagé à combattre les visions irréalistes de Catalina. S’installe alors un combat de coqs et en son sein, deux femmes dont une chanteuse starlette/présentatrice télé au nom évocateur de "Wow Platinium", qui donne une image très Richard Kelly au film, et rajoute du grotesque au tableau. Puis le temps, cette question qui ne cesse d’habiter le film, ce temps qui peut s’arrêter, se contrôler, ce temps qui distord la réalité et l’architecture, ce temps qui s’égrène pour un Coppola naïf (persuadé de pouvoir encore sauver le monde), mais un peu à côté. Un film qui parle beaucoup de temps mais qui en est parfaitement en dehors, un film qui dépasse toute considération de réussite ou d’échec, une œuvre immensément malade, torturée (depuis 40 ans dans la tête de Coppola), mais d’une beauté presque irréelle, un ringard assumé, un échec en forme de réussite.

Après un petit croissant bien fourré (au chocolat) et quelques questions gribouillées sur un bloc-notes acheté pour l’occasion (les apparences, toujours soigner les apparences), on rejoint Franz Rogowski pour une petite interview autour de son personnage de "Bird" dans le film éponyme d’Andrea Arnold dont on vous a tant dit de bien hier. L’interview sera disponible ces prochaines semaines, mais l’on apprend notamment que pour préparer son rôle, pas de ligne de dialogue, juste une playlist et quelques photos, et une liberté totale pour créer son personnage.

On enchaine avec un nouveau film en compétition officielle, 3 kilomètres jusqu’à la fin du monde de Emanuel Parvu. Mon Dieu que c’est aride, ciselé, l’école roumaine sans les envolées grâcieuses à la Mungiu, ça nous renvoie à une mise en scène certes limpide, mais des dialogues sur-écrits, et un exercice finalement très théorique qui aseptise, anesthésie l’émotion. Nous sommes en campagne roumaine, un jeune homme se fait agresser violemment, ses parents le découvrent couvert d’hématomes. La raison au départ inconnue, l’est beaucoup moins lorsqu’on découvre son homosexualité, toujours décrite littéralement comme une maladie curable dans certaines parties de Roumanie. S’ensuit alors une séance d’exorcisme par le prêtre du coin, les prières d’une mère désœuvrée de cette malédiction homosexuelle, les petits arrangements avec la police locale pour ne surtout pas ébruiter l’orientation sexuelle du gamin, et l’amie de toujours, qui tente d’organiser sa fuite. Bien qu’il est toujours de bon ton de rapporter l’ignorance qui continue de pulluler dans de très nombreux coins du monde, y compris en Europe, l’entreprise d’Emanuel Parvu se fracasse à une écriture et une mise en scène qui ne cessent de nous repousser, une mise à distance qui finit par envahir le film d’un toxique sentiment antipathique. On ressort de là un peu frigorifié honnêtement.

On finit cette seconde journée en compagnie de Nabil Ayouch avec Everybody Loves Touda (sélection Cannes Première). C’est un très beau portrait relativement conventionnel de Touda, une Cheikha – danseuse et chanteuse traditionnelle marocaine – qui performe dans des petits troquets de campagne. Et là où le film réussit son pari d’élever son propos au-delà de ce joli portrait, c’est par l’intervention glaçante et systématique d’une masculinité toxique hétéronormative pullulant autour de Touda, des hommes pervers qui ne cessent de projeter leurs fantasmes sexuels sur la performance artistique de Touda. La scène d’ouverture choque et instaure dès les premières minutes ce climat de dangerosité pour cette artiste qui ne désire que performer cet art ancestral, et qui se fracasse contre des hommes pervers et intéressés. Fracasser non, résister plutôt. Très belle scène d’ailleurs où elle enseigne à son fils muet comment attraper les hommes par les couilles, lui faisant répéter le geste exact pour bien cisailler les petites bourses. Le film est riche d’enseignements sur ce Maroc d’aujourd’hui, notamment Casablanca, grande capitale normalisée qui voit disparaître ses traditions dans le luxe en toc de ses hôtels à touristes, où le chant et la danse marocaines sont réduits en folklore amuseur d’Américains. Et le film se termine ainsi, sur un sourire en pleurs de Touda, quittant cette atmosphère qu’elle a pourtant fantasmée (le luxe), mais la réalité rattrape l’imaginaire, et non, son rêve ce n’est pas de chanter au 37e étage d’un immeuble de standing à Casa, mais bien de pratiquer et faire perdurer la tradition artistique millénaire du Maroc, sa vocation, sa vie.

Un panini et au lit ? Quand même pas, et malgré nos maigres 4 heures de sommeil, on pousse le bouchon pour rejoindre la plage Vega en association avec Nomade. Petite Bud bien fraîche, canapé en osier réparateur, et de la musique qui fait taper du pied. Que demander de plus ? Un lit ? Oui, il est minuit 30, les yeux commencent sérieusement à réclamer la clôture de la journée. On obéit à la loi naturelle, et c’est dodo avant une prochaine journée qui s’annonce folle (Lanthimos, Schrader, Carax).