Chronique cannoise #3 : Espionnage, infidélité et xénophobie

undefined 22 mai 2022 undefined 15h40

Pierig Leray

Après un ceviche bien acidulé et une Margarita vertigineuse, l’excitation est de mise. Il faut se bouger, et direction le Silencio, désormais installée sur le toit du casino, là où officiait avant la feu Villa Schweppes. La prog est bien foutue avec notamment La Femme, Jacques, Gaspard Augé ou encore Irène Drésel. La foule est bien chargée, la musique un peu bancale, et l’on croise d’anciennes gloires de la nuit pariso-cannoises qui ont généralement plutôt mal vieillies. L’eau est à 7 euros, Daphné Rouillé ne fait pas son âge, quant à moi, je danse maladroitement comme un tetra acidifié. Drôle, mais contraignant pour ma matinée, mais cette déambulation nocturne aura eu la très bonne idée de m’offrir ma première grâce matinée.

Et ça repart donc, un peu plus tard, autour des 11h, avec en sélection officielle Boy from Heaven de Tarik Saleh. Limpide, précis, cette histoire d’espionnage dans un Caire tiraillé entre la force de la religion et le pouvoir politique dictatoriale prend ses marques dans les méandres labyrinthiques de la grande mosquée d’Al-Azhar, temple de l’enseignement islamique. La tension est tenue de bout en bout, le rythme juste, la photo superbe avec quelques séquences gracieuses, mais il manque cet acte impalpable faisant basculer un très bon film vers le mémorable. Tout y est peut-être trop juste pour transgresser une qualité cinématographique indéniable. L’acte est fort, authentique mais manque probablement de relief pour s’emballer définitivement. Il a en tout cas une place de choix et inattaquable dans cette sélection officielle. Un sandwich au thon plus tard, l’on découvre pour la première fois cette année un film de la Semaine de la critique. Et c’est avec Céline Devaux et son tout premier long-métrage Tout le monde aime Jeanne. D’ailleurs, elle ré-utilise ce qui a fait la réussite de ses courts-métrages (« Gros Chagrin » en tête), la voix off intérieure, l’animation de ses propres dessins, et cette humour du détail et de l’ordinaire qui joint une sensibilité poétique moderne et désabusée. On pouvait craindre l’étalement d’un tel procédé lors d’un long, mais la réussite est bien là, le duo Laffite-Gardin au ton juste, la légèreté apparente peut agacer, mais je reste conquis par un procédé singulier, et une émotion probablement volatile mais salutaire. En effet, la larme est passagère, le remue interne présent mais éphémère. Mais on ne peut que saluer ce premier acte d’une probable belle carrière de cinéaste à venir pour Céline Devaux.

Il fait trop chaud pour déambuler comme un ragondin sur la Croisette, je recherche l’ombre. Souvent la terrasse est l’oasis. Et qui dit terrasse, dit Américano noyé dans ses glaçons. On se fait ravager le porte-monnaie avec un humus à 17 balles. Mais donc très rapidement noyé par une tête qui dodeline d’une ivresse passagère. Assez pour tenir les 2 rares heures de pause avant la prochaine projection, le dernier film d’Emmanuel Mouret Chronique d’une liaison passagère, après le formidable Les choses qu’ont dit, les choses qu’on fait. Et malheureusement, il est moins abouti, mais toujours aussi irrésistible, et principalement grâce à la prestation convaincante de Macaigne face à une Kimberlain monotone et répétitive. Mouret s’intéresse une nouvelle fois à l’infidélité, mais aussi au rapport ambigu du sexe dans le couple, le désir de l’inaccessible, l’amour et sa juste complexité. Des sujets qu’il ne cesse d’approfondir, et cette fois-ci dans une forme fermée, sans personnage secondaire de poids et qui a tendance à assécher le film, notamment à sa moitié, où le film bascule dans un faux-rythme ronflant avant de reprendre son envol par une situation burlesque. Fort heureusement d’ailleurs, car cette chronique amoureuse prenait une tangente dangereuse vers un entre-soi bourgeois convenu. Ce qu’il est d’ailleurs dans sa majeure partie, mais s’en extirpe de justesse grâce à l’intelligence d’une réflexion universelle sur le couple.

A peine sorti, à peine de retour pour la projection presse du film de Cristian Mungiu, RMN. Comment d’un postulat initial simple et d’apparence sommaire (des travailleurs étrangers arrivent dans un petit village roumain, une pétition se crée pour leur expulsion), Mungiu arrive en à peine 2 heures à regrouper avec une réflexion et une intelligence dingue l’ensemble des problématiques soulevées par notre société contemporaine : le rejet de l’autre, la peur xénophobe, la vision moralisatrice de l’Occident, les guerres ethniques d’apparence apaisées mais vivaces, la pauvreté et le déclassement des zones ouvrières. Deux scènes restent férocement gravées, celle d’un débat municipal entre villageois d’une puissance inouïe, et cette fin qui vrille dans la folie, celle du chasseur qui se meut en proie. Vrai candidat à la Palme. Et fort heureusement dernière projection de la journée, RMN est si multiple et puissant, que j’attends de ma nuit qu’elle m’éclaire sur cette machination violente et pamphlet terrible d’une humanité inhumaine. Impossible de se relever d’une telle projection, encore moins de faire la teuf derrière. Alors, ce sera repos soldat.