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Chronique cannoise #3 : Possession et Emancipation, Trumpisme et Féminisme

undefined undefined 17 mai 2025 undefined 16h30

Pierig Leray

Mais avant cela, direction la Quinzaine des cinéastes, notre maison réconfort qui ne déçoit jamais, avec Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski. Et quelle réjouissance ! Dans la plus pure tradition des films de possession (zoom/dézoom, culte satanique, flamme et sorcellerie, animaux contaminés), Kowalski trace sa route par son ancrage territorial, cette campagne reculée, terreau des déviances des hommes (violeurs et agresseurs) et terrain de jeu expiateur de péchés. La jeune Naw est maudite, contaminée par un fléau maternel, le désir sexuel lui infligera la mort de ses proches, elle qui se reclut à dessein dans la chasteté va voir son destin corrompu par l’arrivée d’une femme, Sandra, et son corps balafré qui éveille en Naw une tension sexuelle libératrice. Car enfin, son destin se détachera de sa vie monastique dirigée par son père et ses frères humiliants. Mais il n’y a pas que son propre désir qui libérera la bête en elle, il y a aussi la saloperie des hommes qui éveillera en elle le feu de la vengeance légitime. Plus rien ne pourra alors l’arrêter, et un vent de renouveau s’emparera alors de cette terre devenue la sienne, cette terre avec laquelle elle fusionnera pour en devenir maîtresse. Kowalski nous retourne avec cette ode à l’émancipation par le chaos, cette délivrance de nos racines intimidantes, un appel féroce à la libération des corps, des âmes enfin purifiées du diktat masculiniste qui écrase. Que c’est beau, que c’est fort !

Et c’est ça Cannes, à peine remis qu’il faut déjà enchainer. Direction une nouvelle montée des marches pour le très attendu film de Hafsia Herzi, La petite dernière en sélection officielle. Et je dois dire que la première partie m’a plus que convaincu, j’ai été scié d’entrée par la force d’incarnation de Nadia Melliti, une jeune femme musulmane lesbienne cachant son orientation sexuelle à famille et amis et tombant raide dingue de la merveilleuse Ji-Min Park (tant aimée dans Retour à Séoul de Davy Chou). De cette première demi-heure prodigieuse, l’on voit naître l’émotion pure et volontaire d’un premier amour, des yeux qui ne mentent plus, de cette barrière du secret qui tombe et voit s’ouvrir à Fatima l’avenir d’une libération. Puis, de cette incandescence contenue émerge un cœur brisé, la disparition de Ji-Min Park entraînant automatiquement et maladroitement un retombé de soufflet, le film se disperse, Fatima aussi, et sa construction sociale (par l’amitié) fait perdre toute la grandeur de sa première partie. Néanmoins, Herzi arrive de justesse à nous récupérer dans un final poignant et ce face à face entre une fille encore murée dans le silence, et une mère déjà prête à l’écouter. Un très bon film qui aurait pu, peut-être dû, être encore bien plus grand. 

Et là, le sprint de ma vie. 9 minutes chrono en main pour passer du Grand Théâtre Lumière à la salle Debussy en devant naviguer à vue entre les badauds insupportables, les grand-mères fripées et les touristes lécheurs de vitrine. Un calvaire, je sue comme un porcelet. Mais mission accomplie à quelques minutes près. Ça y est, je peux m’installer, le souffle encore coupé, devant Eddington de Ari Aster. Il était notre plus grosse attente, et patatras, quelle déception ! Dans la continuité psychanalytique de Beau is Afraid, Ari Aster n’arrive jamais réellement à faire décoller ce pamphlet comique et acide d’une Amérique trumpiste bête comme ses pompes, une Amérique de la marge biberonnée aux réseaux sociaux, transposant les problèmes de là-bas, les problèmes citadins, à ce petit village du Nouveau-Mexique, ici. Et Aster ne fait pas de cadeau, il allume en rafale tout ce qui essaye de réfléchir, des adolescents blancs et privilégiés qui se mettent genou à terre pour George Floyd, de la mégère dépressive embarquée dans la secte d’un décérébré, jusqu'à un shérif interprété par Joaquin Phoenix, dépassé par tant de débilité, et qui viendra épouser la bêtise dans une libération de violence et de vengeance. Le film est drôle, parfois poussif, très souvent précis et aiguisé sur cette année 2020 du Covid et sa multiplicité des non-sens (masque, distance sociale…) mais reste néanmoins toujours à distance, pas totalement ni assumé ni incarné, malgré une démarche très "asterienne" de jusqu’au-boutisme. Et encore, l’effroyable réalité contemporaine nous apprend que le réel dépasse désormais la fiction, et c'est peu dire qu’Eddington ne la reflète pas totalement, il la caricature, s’en amuse, mais la décérébralisation en cours d’une société qui ne pense plus me semble largement plus effroyable que ces deux heures de grosse farce qui patine un peu. Il va donc sans dire que ce quatrième long métrage d'Ari Aster est probablement son moins abouti.

Franchement, mon petit corps frêle en prend en coup, entre pizza, kebab et crêpe au fromage avalée entre deux séances, je perds clairement des points de vie. Ce soir, même pas le temps de bouffer. On enchaîne avec l’ultime projection du soir et le film du réalisateur argentino-chilien Sebastián Lelio La Vague (La Ola) en sélection parallèle Cannes Première. Eh bien quel raté. Malgré la pertinence de son sujet (la révolte féministe universitaire au Chili en 2018) et le combat de ces étudiantes pour faire reconnaître les violences et agressions sexuelles subies en classe par des camarades étudiants et des professeurs, sa forme de comédie musicale franchement hideuse et repoussante ne vient absolument pas minorer la portée du mouvement, mais l’infantilise, l’adoucit, offre une parole inaudible à des hommes que l’on ne veut pas entendre, tempère la violence et la douleur par cette chorale opératique qui finit par épuiser. Il y a le travail de mémoire de la victime, cette recherche du vrai, de l’acte souvent oublié par un corps protecteur qui élude l’insoutenable, et ce travail intérieur est plutôt bien construit par la mise en scène, notamment dans sa première partie. Mais le film vrille dans sa seconde, où les séquences musicales s’enchainent et se déchainent d’un goût douteux, vieillot, dépassé. Il y avait tant à dire, tant à défendre, et malheureusement, le fond s’évapore par la faute de la forme. La Vague n’arrive donc jamais à dépasser le poids et l’importance de son sujet, car il reste scotché à un show déplacé, burlesque, qui ne trouve jamais sa place au milieu de ce combat féroce et légitime. Une réelle déception.

Vendredi soir, il faut faire la fête, c’est une obligation légale cannoise, je ne peux y déroger. Alors direction la plage Mademoiselle Gray pour la fête de l’ACID Cannes. On retrouve les copains, ca debriefe sec sur l’immense Sirat de Oliver Laxe, ca picole un peu entre bière et Prosecco tiède, mais de là à se trémousser sur une bande-son 2000 bien poussive, faut pas exagérer. La soirée anti-cannoise par excellence où les paillettes sont délaissées pour les costumes C&A mal repassés, les émanations de Chanel en longue journée sans déo. Quelques belles rencontres pro plus tard, petit détour au Silencio, où là le son tabasse bien plus fort, mais avec cette curieuse impression de beauferie générale qui s’empare d’un lieu jadis si branché. Alors que faire, où aller ? Un détour au Skyfall pour la fête du film de Julia Kowalski critiqué plus haut. Et voilà que je tombe sur la Julia elle-même, petit pitch critique de sortie de boite un peu éméché, et me voilà embarqué avec toute l’équipe du film dans leur résidence à quelques pas de la boite. Ambiance chill et canapé, 45 minutes pour faire fonctionner mon Spotify, un peu de musique qui ambiance, et une improbable fin de soirée avec la team technique et acteurs polonais de l’une des plus belles surprises de la sélection jusqu’à aujourd’hui. Mon Dieu, qu’il est tard, il est grand temps de rentrer, pioncer, et espérer un réveil pas trop douloureux.