Chronique cannoise #3 : Vanité, Prisonnière, Fuite et Introspection

undefined 19 mai 2024 undefined 18h24

Pierig Leray

Et que ce fut long et épuisant de vanité, tout un flan sur-esthétisé pour finalement ne pas dire grand-chose. Le sujet est majeur (l’emprise amoureuse toxique et destructrice), sa mise en abîme à la métaphore juvénile ne convainc franchement pas. Après un sursaut qualitatif (dans la première heure très réussie de Pauvres Créatures), Lanthimos rechute, et s’enfonce même encore plus loin dans la médiocrité prétentieuse qu'avec Mise à mort du cerf sacré déjà en sélection officielle cannoise en 2017. Kinds of Kindness suit cette route, dans une recherche coûte que coûte de la provocation, de l’image choc, de l’instant qui va créer le haut le cœur, où les yeux vont chercher à fuir (ici un pied contre une porte, un doigt coupé, un foie humain au sol), tout est gratuit, sadique, un forçage de l’émoi, comme un enfant recherche l’attention de ses parents, un appel au secours caractéristique d’un homme à l’ego sus ou surdimensionné, au choix du psychanalyste. Emma Stone est bien entendu sous-exploitée, et il est vrai que le laps de temps si court avec Pauvres Créatures et sa performance miraculeuse pousse malheureusement à une comparaison qui la dessert, Jesse Plemons est comme à son habitude extraordinaire, et sort la tête du naufrage. On voit clairement l’intention de Lanthimos de nous parler de cette emprise toxique, de l’amour dysfonctionnel qui finit par aliéner les corps et les têtes, isoler, créer le manque, et sa quête maladive de le combler. Mais fallait-il forcément passer par cette redondance de violence absurde ? Là où il est encore le plus intéressant, c’est lorsqu’il immisce un peu de fantastique dans ses contes modernes (pour schématiser, une vie après la mort). Mais trop peu pour convaincre tant les lacunes sont rédhibitoires.

J’ai pété le 100 mètres en 10 secondes pour rejoindre la Quinzaine des cinéastes, et arriver juste à temps pour le très attendu nouveau film de Patricia Mazuy La Prisonnière de Bordeaux. Moins impactant que son précédent long métrage Bowling Saturne, Mazuy réussit à dépasser le mastodonte que représente le duo Isabelle Hupper/Hafsia Herzi pour offrir un magnifique double portrait miroir de deux femmes aux origines diamétralement opposées (une bourgeoise danseuse et femme de médecin, une ouvrière d’une cité à Narbonne) mais liées par un destin commun. En effet, elles sont toutes les deux "co-détenues", des femmes d’hommes emprisonnés à Bordeaux. Toutes les deux tentent de se reconstruire seules, pas vraiment célibataires, pas vraiment en couple, un interstice flouté entre la peur d’avancer seule, mais aussi un désir de tourner la page. Mazuy ne cesse à la fois d’appuyer sur leurs différences sociales (une très forte scène lorsque Alma le personnage de Huppert invite des amis chez elle qui confondent Mina le personnage de Herzi avec la nouvelle femme de ménage), leurs différences de ton (une Alma légère, ironique et détachée face à une Mina sérieuse et responsable), mais leurs visages expriment la même souffrance silencieuse, leurs corps se répondent par une superbe embrassade qui ne sait jamais réellement où se situer, entre l’amitié, l’amour passager, une simple épaule consolatrice, jusqu’au malaise parfois lorsque les différences se font trop frontales. Mais comme le dit très bien Alma en fin de film, cette rencontre est un « événement », et c’est de leur interaction passagère que naîtra la bascule décisive de leurs vies vers la voie de l’émancipation. La mise en scène de Mazuy arrive donc par un petit miracle à se détacher de la puissance de ses actrices pour offrir un film vrai, sincère, d’une pudeur libératrice après le pavé dans la mare de Lanthimos quelques heures auparavant.

À peine le temps d’avaler des sushis vraiment immondes, qu’il est déjà l’heure de s’attaquer à une autre immense attente, le nouveau film de Paul Schrader Oh Canada. Et que ce fut grand. Leonard Fife (interprété par Richard Gere) est un cinéaste en fin de vie, révolutionnaire et contestataire, il est une figure emblématique canadienne. Un duo de cinéastes débarque à son domicile pour ses ultimes confessions face caméra. Et tout bascule lorsque Fife décide de livrer des vérités tues depuis toujours, des révélations fracassantes mettant à mal sa propre femme qui pensait tout connaître du passé de son mari. Là où Schrader est immense, c’est que le brouillard épais qui étourdit Fife (atteint d’un cancer en phase terminale) nous est également imposé à nous spectateurs qui devons faire face et naviguer à travers le temps, les noms changeants, les acteurs tantôt jeunes jouant un rôle futur, tantôt vieux jouant un rôle passé, les corps et les visages s’intervertissent, et le jeu de piste semble difficile à solutionner. Jusqu’à se laisser perdre dans ce labyrinthique témoignage qui explose d’une émotion juste et retenue : car les derniers mots qui sortent de la bouche de Fife sont ceux qui guideront définitivement ses pas dans l’au-delà, et marqueront à jamais les souvenirs indélébiles qu’il laissera derrière lui, un homme qui est fatigué de jouer, de mentir, et surtout, d’aimer. Car sa vraie réussite n’est pas dans sa famille (il a rejeté son unique enfant, tout comme sa femme qu’il trompait), mais bien dans sa liberté de vivre, et de choisir : celle de rallier le Canada et d’abandonner sa patrie américaine (réformé pour la guerre au Vietnam).

On termine la soirée avec un événement et l’essai expérimental de 40 minutes du génial Leos Carax C’est pas moi. Film expérimental et visuellement introspectif, le film est une bouffée d’expériences, de délires visuels, très godardien (à l’image du Livre d’images) à apposer les mots sur les formes, installer la typographie au milieu de l’importance, dessiner ses songes, ses cauchemars et ses luttes futures sur une bobine indélébile. Voilà la beauté de cet essai de Carax : la liberté d’être un artiste sans tabou ni secret, assumer son indépendance et le crier haut et fort. Merveilleux moment de communion.

On enchaine avec une résa’ à une soirée Campari. Sauf que. Comme d’hab'. La liste ne marche, notre nom est introuvable et on se fait foutre dehors. Alors on va boire des pintes fraîches jusqu’à pénétrer dans l’enceinte des rois, le Silencio. Et là tout s’ouvre : la danse endiablée, la canette de bière qui suinte, les corps contre corps, et le mouvement au centre de cette magnifique escapade nocturne. La tête joue les toupies, posons le pied au sol. Rentrons, et essayons de dormir sans vomir. Buena notte, et à demain.