Mais avant Magellan, plaisir immense de retrouver l’ami Wes Anderson en sélection officielle avec The Phoenician Scheme. Et quelle merveille, Wes Anderson souvent décrié pour son exubérance pétulante trouve depuis son dernier long métrage Asteroid City l’apaisement que son cinéma appelait avec The Phoenician Scheme, il trouve la foi et la grâce par la rédemption de son personnage principal, un homme d’affaire véreux et corrompu interprété par le formidable Benicio Del Toro. Faisant face au jugement dernier (de Dieu et de ses juges dans un monde de l’au-delà), Korda ne cesse d’échapper de justesse à la mort et à d’innombrables tentatives d’assassinat contre lui, il voit dans ces voyages introspectifs et cosmiques une manière d’auto-analyse sur sa vie et ses actions. Il trouvera donc la foi du changement dans les pas de sa fille, nonne, qui elle s’en détournera. Dans ce croisement des cœurs et des croyances, Wes Anderson plus spirituel que jamais trouve le chemin de l’immense par la purification d’un style désormais à un sommet de maîtrise, il épure sa forme excessive pour en faire naître la plus substantielle des émotions humaines. Ici, le lien indéfectible entre un père et sa fille, quand bien même elle ne serait pas réellement sa fille. Car de ce lien sacré, même malmené, naît une communion totale, un amour absolu et salvateur de cet homme corrompu par le profit. Dans Asteroid City, Wes Anderson nous bouleversait par le décès d’une femme et d’une mère, ici par la genèse d’un amour entre un père et sa fille. Il y a toujours cet irrésistible sens de la mise en scène, unique, mais ce qui s’éveille et élève le film se trouve bien dans la simplification de son schéma (scheme, donc, en anglais). Car si l’on gratte derrière cette couche de peinture vive et expressive, Wes Anderson lit comme personne l’humanité qui s’éveille en nous tous, et sait alors parfaitement nous saisir dans des émotions pures et audacieuses. Il est évidemment pour moi un candidat crédible à la Palme d’or car son film est peut-être la version la plus pure de toute sa filmographie, mais en toute honnêteté, je n’y crois pas beaucoup.
On enchaîne avec le film islandais The Love That Remains du réalisateur Hlynur Palmason – découvert à la sélection Un Certain Regard avec Godland en 2022 – dans la sélection parallèle Cannes Première. Dans cette tranche de vie bourgeoise en Islande et ces quelques notes de piano jazzy pour bien appuyer le level social de cette petite famille bien sous tout rapport, Palmason lorgne dangereusement du côté de Ruben Östlund dans une satire sociale qui se veut différente, à la marge, alors qu’elle ne fait in fine que se conformer dans une approche faussement subversive, un vrai film de bobo relativement insupportable et probablement écrit à la chaleur d’une cheminée thermique, vin naturel et piquant en bouche. L’humour y est à la fois sadique et provocateur, mais ne trouve jamais sa place, perdu dans une recherche du geste plus que de l’intention. Cette maman artiste déphasée, ce père divorcé et invasif, ces enfants brillants et ouverts, tout n’est qu’enchaînement prétentieux d’un réalisateur sûr de son coup, ce genre de personne qui rigole volontiers à ses propres blagues. Après le génie de Wes Anderson, on s'est pris un coup de dépressurisation violent, ça pique fort.
Même pas le temps d’avaler un sandwich immonde à 15 balles sur la Croisette qu’il faut enchaîner avec le mastodonte de Lav Diaz Magellan et ses imposantes 3 heures. Il en faut du courage, espérons que les yeux tiennent le choc, car il est déjà 22h30. Eh bien à ma grande surprise, le film est d’une telle beauté, et d’une telle fluidité, qu’il s’écoule gracieusement, le temps file tant sa réussite est implacable. Chaque plan semble habité et maudit par le massacre colonial, son viol culturel et sa conquête insensée du territoire. Il y a donc dans Magellan une profonde ambivalence, cette beauté esthétique et photographique magistrale (notamment toutes les séquences de navires) qui se confronte à la mort omniprésente, les tueries de masse (les corps ne cessent de joncher les pas des colons et des autochtones), et ce souffle glaçant du dominant écrasant le dominé, par le meurtre mais aussi l'éradication de sa propre culture, les Portugais imposant le catholicisme à la population autochtone. Il y a aussi chez Magellan ce sordide désir de conquête territoriale, conquérir le monde et détruire l’Islam, faire régner le christianisme, lui qui n’a qu’un seul réel roi, le Pape de Rome, et son désir d’expansion religieuse. Il y a donc dans Magellan une fascination de l’horreur, une beauté dans l’absence et la violence, et Lav Diaz ne s’impose aucune limitation idéologique pour présenter Magellan comme un petit être fiévreux et détestable malgré sa qualité historique de grand explorateur. Car l’exploration est ici synonyme de destruction, les terres découvertes seront conquises et brûlées, empoisonnées. On pense immédiatement au Nouveau Monde de Terrence Malick, mais ici, avec bien moins d’onirisme, et un sens du réel intransigeant. Il est 1h30 du matin, la musique tape au Silencio, venant même résonner dans le théâtre Debussy pendant la projection. On y va, on n'y va pas ? On joue les petits bras, et on abandonne piteusement. Au repos forcé, demain s’annonce des plus intenses, avec le grand retour de Julia Ducournau en compétition.