Que vaut donc cet Agent secret ? Clairement un film virtuose par sa mise en scène époustouflante de justesse, on en ressort néanmoins un peu figé par sa composition trop sage et rigoureuse. Mendoça s’intéresse à Marcelo, un homme fuyant un passé dangereux dans le Brésil corrompu des années 70, qui trouve refuge dans la ville de Recife auprès d’une communauté d’exilés en proie aux menaces de mort qui pèsent sur leurs têtes. Là où Mendoça arrive à détourner le classicisme du thriller politique, c’est par la justesse remarquable de son acteur principal, Wagner Moura, qui dégage une force tranquille et pacifiste (il répète à plusieurs reprises qu’il n’est pas armé, et qu’il n’a jamais été violent) faisant front à son opposé contraire (tueurs à gage, flics corrompus). Il y a donc là une ode au pacifisme, à la recherche de la vérité (lui qui court après des informations sur sa mère) par la réflexion et le dialogue, et non par l’impulsivité de la colère, la plus belle preuve étant lorsque le tueur à gage se retournera par pure idiotie contre ses employeurs, laissant la vie sauve à Marcelo. Mendoça aurait pu s’arrêter à cette radicale peinture d’un Brésil sous dictature tristement habitué aux meurtres qui jonchent leurs rues mais décide de tracer un pont avec le Brésil contemporain, et l’on retrouve un thème particulièrement sensible à Mendoça, la disparation des cinémas de ville (comme dans son documentaire Portraits Fantômes). Ici, l’ancien cinéma de jeunesse de Marcelo est devenu une clinique médicale, et c’est avec une émotion tenace que le film se conclut sur le regard de Marcelo dans celui de son fils, aujourd’hui médecin et homme affirmé.
Avant de reprendre les projections, détour du côté de la sélection ACID avec le film finlandais A light that never goes out, et avec la chance de pouvoir rencontrer son metteur en scène Lauri-Matti Parppei juste après la projection. Mais le film d’abord, réussi, indéniablement. On suit les pas de Pauli, le gentil petit fils unique à papa-maman, flutiste hors-pair et reconnu de tous, mais plongé dans une dépression sévère. Son salut viendra de la musique, mais une musique expérimentale, lorsqu’il rencontre une ancienne camarade de classe avec laquelle ils vont monter un groupe improbable d’avant-garde sonore. Il y a dans ce film à la fois un profond désir de confrontation, celui de parler de cette maladie invisible, si difficilement perceptible de l’extérieur, la dépression. Et sa voie de sortie par l’émancipation, la libération de la frustration par l’emmurement du silence. Fil rouge du festival depuis son début, le film est porté par une force nihiliste no future où le désespoir accable une population de trentenaires désabusés. Mais de ce désespoir va jaillir la créativité, d’une recherche de chaos et d’anarchie une harmonie nouvelle. Il y a un sujet fort également, que l’on pourrait clairement mettre en lien avec les questions de genre et d’identité (sexuelle) d’aujourd’hui : comment se débarrasser de ce que l’on représente pour devenir celui que l’on est vraiment ? Eh bien peut-être en commençant par faire ce que l’on veut réellement, se détacher des regards extérieurs et assumer pleinement sa personnalité. Nous reviendrons sur notre rencontre avec Lauri-Matti Parppei lors de la prochaine chronique.
Poursuite de la sélection officielle avec le nouveau film de Tarik Saleh (Le Caire confidentiel, La conspiration du Caire) Les Aigles de la République. Ni plus ni moins que le film attendu, un thriller convenu et apolitique dans la veine très télévisuelle d’un 24h chrono de la grande époque, le film se renferme comme une coquille vide dans sa démonstration scénaristique et une mise en scène peureuse et sous contrôle. Une star de cinéma égyptienne se retrouve forcé à jouer dans un film représentatif du Président toujours en fonction, au risque de voir la vie de son fils unique en danger. « Y’a pas le choix, faut y aller » comme dirait l’autre. Et bien entendu, vendre son âme au diable politique va l’enfermer peu à peu dans une machination complotiste qui l’entraînera malgré lui à jouer un rôle décisif dans un coup d’État. Malgré le twist forcé à nous faire bondir du siège, et de manière sacrément superficielle, les enjeux sont connus, joués d’avance, et la tension cherchée s’effondre rapidement dans une succession automatique de séquences vues et connues. Contrairement à son film précédent La Conspiration du Caire qui passionnait par sa forme labyrinthique, le film épouse ici une ligne droite sans aspérité, sa mise en scène ringarde d’un autre temps plombe sa réussite.
Miracle, j’ai le temps de manger. Il est à peine 18h mais on ne va pas faire les difficiles. On s’installe en terrasse d’une crêperie de quartier, pour reprendre quelques forces bretonnes avant d’y retourner. À Cannes, on sert les champignons de Paris crus dans les galettes. Vous faites ce que vous voulez de cette info.
On passe désormais à Splitsville de Michael Angelo Covino en sélection Cannes Première. Le film est vendu en comédie, j’espère un peu de légèreté érosive. Eh bien pas déçu, Covino fait son Apatow dans ce florilège de vannes bien senties, du plan-séquence abusif mais jouissif, un humour certes bourgeois et privilégié, mais qui se déguste avec délectation, on est parfaitement un peu honteux de s’esclaffer, mais on le fait au final vulgairement et sans vergogne. La thématique du couple libre chez des quadras qui s’encanaillent et s’ennuient de leur propre réussite est certes tête-à-claque mais génère une succession de séquences bien juteuses, improbables, avec un second degré et une distance bienfaitrice sur leur propre niveau d’insupportabilité. Car oui, tout est insupportable dans ces deux couples en pleine crise existentielle bourgeoise, mais finalement, tout fonctionne (ou presque) par des rires souvent narquois, parfois provocateurs, mais franchement libérateurs. Alors ce Splitsville, on aurait presque honte de l’aimer, mais autant l’assumer.
Quelle excitation dans la salle de presse de Debussy, le monde attend au tournant Julia Ducournau. Après sa Palme d’or avec Titane, elle revient en compétition officielle cette année avec Alpha. Et j’en ressors soufflé. Le virage de l’après Palme d’or est éminemment compliqué à gérer, au lieu de se perdre dans un film à grand budget, Ducournau décide de resserrer sa trame sur l’essentiel, sur des corps qui souffrent, par la maladie, par l’infection, des corps qui se solidifient, s’emmurent d’une maladie dont on ne connaît rien, pendant du VIH avec une obsession paranoïaque de l’infection sanguine et sexuelle. Alpha cohabite avec la maladie depuis petite auprès de son oncle, toxicomane pénétré par cette étrange maladie déformante, le corps de Tahar Rahim choque, heurte et repousse (et cette première interaction où Alpha l’agresse violemment). Puis du rejet va naître l’acceptation, de l’acceptation l’accompagnement, et de l’accompagnement l’humanité par le salut et la miséricorde. Car lorsque Alpha décide d’enlacer son oncle dans un élan cinématographique et opératique magistral, l’émotion nous aussi nous pénètre pour ne plus nous lâcher. Elle enserre à notre tour notre corps rigidifié par une grâce de douleur et de compassion. Ducournau choisit alors la libération plutôt que l’accablement, et lorsque Alpha et son oncle décident de fuir, de nouveau, la séquence est bouleversante d’une énergie du désespoir, d’un futur mortuaire, un élan ultime et final vers l’acceptation par l’allégresse de l’inéluctable, les corps sont encore libres et éveillés avant qu’ils ne finissent définitivement par s’éteindre. Enfin, dans un troisième acte, Ducournau nous parle de l’accompagnement du mourant, jusqu’à sa disparition dans un final sidérant de beauté plastique, d’envolée lyrique à la dramaturgie puissante et pénétrante. Alpha est habité par le cauchemar des années SIDA mais aussi par le devoir de transmission des traumatismes à la nouvelle génération COVID, enfermée à nouveau dans une psychose de l’autre, du rejet de la différence et de la maladie. Alpha est un hymne à la résilience, au combat non par la force mais par l’absolu d’un amour en communion. Magistral.
À peine sorti de la séance, on traine devant le Silencio, désespérés et sans carton d’invitation. Jusqu’à ce que le miracle arrive, et que notre destin s’ouvre à nous. Un ange féminin nous donne deux cartons car la gentille dame fatiguée de devoir faire la queue décide de se rentrer avec sa fille. Alléluia, la mer s’ouvre devant nous. Nous voilà donc pénétrant l’antre de la fête, dansant sans penser au réveil du lendemain. La fête fut folle et déjà culte, notamment ayant eu l’immense chance de croiser Oliver Laxe, le réalisateur de Sirat, notre coup de cœur de la sélection, et de debriefer avec lui pendant plus de 30 minutes sur son chef-d’œuvre. Les lumières se rallument, les visages sont marqués et souffrant de fatigue. Il est temps de rentrer, les yeux encore pétillants de bonheur futile.