Chronique sur la croisette #3 : Cynisme, racisme et scorseserie

undefined 21 mai 2023 undefined 21h19

Pierig Leray

La sagesse est récompensée, et le visage pas trop marqué pour entamer cette nouvelle journée de projections. Et l’on commence dès 8h30 avec Les herbes sèches de Nuri Ceylan, déjà palmé en 2014 avec Winter Sleep. Toujours aussi brillant par sa mise en scène limpide, sa lumière perçante, et le crépitement de la neige tombante, Ceylan offre néanmoins avec un cynisme aigu le portrait d’un homme profondément mauvais, aigri, perforé par la jalousie, la violence, petit être à la manipulation quotidienne. Il se rêve naïf à travers les yeux d’une jeune fille, représentante d’une forme de pureté, mais sait sa vie déjà résolue et meurtrie, lui qui ne cesse de rabâcher sa détestation de la campagne et son désir de fuite. Fort heureusement, la lourdeur du propos s’habille de légèreté avec des plans magnifiés par une photographie léchée qui apaise cette vision bien sombre d’une humanité déchue. Comme le Glazer hier, un autre candidat sérieux pour un prix en fin de quinzaine. 

En attendant le banger du jour (le film de Scorsese), un détour au Certain Regard avec le film saoudien de Mohamed Kordofani Goodbye Julia. Au-delà de la passionnante mise en abîme du conflit civil saoudien entre catholiques du Sud et musulmans du Nord, et fil rouge du film jusqu’à son final à images d’archives, Kordofani image le mensonge en pêché absolu, celui par qui la mort, le racisme et la douleur naissent. Le mensonge, source de destruction donc, et axe de ce premier film convenu, sans surprise, dans une forme de grâce poétique un peu tendre. 

Le golden ticket, l’unique séance presse pour le dernier film de Martin Scorsese est décroché. On peut donc s’installer en orchestre avec la fleur de la critique ciné pour 3h30 et découvrir enfin Killers of the Flower Moon. En 1920, des crimes monstrueux sont perpétrés contre la tribu amérindienne des Osages, propriétaires de terre pétrolière, devenus en un claquement de doigts riches comme personne et drainant jalousie et convoitise. Tiré du roman de David Grann, Scorsese filme un duo qui transperce l’écran, Bob De Niro et un retour fracassant en mafieux et DiCaprio en homme de main simplet, à qui l’on peut faire gober n’importe quoi pour dévier son opinion. Au milieu, Mollie, jouée par la fabuleuse Lily Gladstone, une Amérindienne lucide, mais déjà condamnée par la lourdeur de son héritage. Film nostalgie, où l’on retrouve le grain photographique très 90’s des Affranchis, la mou inimitable du grand De Niro en boss exécuteur, cette caméra en apesanteur qui semble voler aux côtés de ses acteurs, un film fleuve presque anachronique tant il prend le temps d’installer ses personnages par la minutie de son écriture, et une tension progressive qui saisit l’attention, passionne, et n’ennuie jamais malgré la durée quasi record du film (3h26, contre 3h29 avec The Irishman). Un film de cinéaste qui transpire l’idée de mise en scène à la minute par une forme old school qui rassure, une fresque d’une Amérique souvent oubliée, celle qui a pillé, tué, et humilié la terre des natifs par l’appât de l’or noir, socle de son économie future. De son ouverture grandiose à sa fin clin d’œil qui rappelle le mouvement de caméra en conclusion du Fabelmans de Spielberg, Scorsese gagne son pari du retour en salle (même s'il sortira en parallèle sur Apple +) avec ce film immense, par son propos, ses acteurs, sa longueur, sa maîtrise scénique unique, et l’émotion vive qui traverse ces 3 heures et demi sans jamais créer d’ennui. Respect éternel.

Après avoir diné au Café Hoche, et perdu un rein en voyant la note salée en clôture, direction le rooftop du 3.14, sous la flotte, et une bière bien fraîche le cul dans un canapé mouillé. On se chauffe, et l’on débarque en fleur au Silencio pour écouter DJ Corinne, sa musique 90’s, fermer les yeux sous les stroboscopes, et essayer de déconnecter de ces heures d’écran qui commencent doucement à lancer une conjonctivite, et un mal de dos de papy. 3h du mat', il est temps de rentrer, et de se préparer pour une belle journée en perspective (avec notamment le dernier film de Michel Gondry et Todd Haynes).