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How to save a dead friend : rencontre avec une jeune cinéaste russe, espèce en voie d'extinction

undefined undefined 28 juin 2023 undefined 10h41

undefined undefined 3 juillet 2023 undefined 15h16

Louis Haeffner

How to save a dead friend, c'est l'histoire vraie de Kimi et Marusya, deux jeunes amoureux dans la Russie contemporaine. Pendant dix ans, Marusya a filmé leurs joies, leurs peines, leurs trips, leurs descentes. C'est un voyage qui commence mal, et qui se termine mal. « Il n'y pas d'étoile dans ce tas de neige noire », comme le dit Marusya avec un demi-rire, gênée sans doute par la poésie macabre de sa remarque.

Le film s'ouvre sur une scène d'enterrement, celui de Kimi. Pourtant, quand l'histoire commence, c'est Marusya, 16 ans, qui veut mourir. Parmi ses amis, beaucoup sont passés à l'acte, et ceux qui restent, quand ils ne contemplent pas sérieusement l'idée d'en finir, trouvent refuge dans la drogue. « J'avais 14 ans quand mon premier ami s'est suicidé, ça m'a vraiment bouleversée parce qu'à cet âge-là normalement on ne pense pas à la mort, et quand quelqu'un de ton âge meurt, tu ne comprends pas et tu te demandes si tu ne vas pas être le prochain. C'était dur à encaisser, et il n'y avait personne à qui en parler… Par la suite, d'autres de mes amis se sont suicidés, donc je n'avais pas l'impression que ça pouvait bien se finir. » C'est là que Kimi intervient. Leur rencontre va littéralement lui rendre la vie. Avec lui, Marusya a l'impression de pouvoir partager sa dépression — dont elle ne sait pas encore que c'en est une —, d'avoir trouvé quelqu'un qui lui ressemble avec qui elle pourra avancer tant bien que mal. « Avec Kimi on était tous les deux traumatisés, on se comprenaient vraiment bien, on voyait le monde de la même manière. » 

L'idée de filmer le quotidien semble avoir émergé au même moment, sans doute avant même, comme pour constituer une sorte de journal intime : « À 16 ans, je n'avais pas encore été à l'école de cinéma. La caméra était pour moi un mécanisme de survie, parce que j'étais super déprimée, et je ne savais pas comment parler de ce que je ressentais, par exemple je ne savais pas que j'étais déprimée, je pensais que tout le monde se réveillait avec l'envie d'en finir, que c'était normal… ». Mais avec Kimi, ce travail de l'image prend une autre dimension, encore inconsciente. Quelque chose s'éveille : « On s'amusait à se dire qu'un jour on ferait un film sur nos vies, mais rien n'était décidé, tout ça ne relevait que de la blague ». 

Le quotidien de jeunes Russes, du moins de ceux qui n'ont pas la chance de faire partie de l'élite, c'est plus ou moins toujours la même chose : la misère et la drogue. « Notre histoire n'est pas si unique, j'ai tellement d'amis disparus à cause du suicide, de la drogue etc., ces choses arrivent fréquemment, et pas seulement en Russie, dans d'autres pays aussi. » Il faut ici dire à quel point la drogue — et on parle de drogues dures, héroïne, benzodiazépines… — est considérée comme ordinaire, commune, acceptée par les familles dont les enfants y trouvent un véritable refuge : « Pendant longtemps, prendre de la drogue pour moi c'était comme une sorte d'automédication, parce que j'étais très déprimée, je ne le savais pas mais j'étais très déprimée. J'essayais de trouver n'importe quel moyen pour aller mieux. Et c'était pareil pour Kimi. Bien sûr que la drogue peut mener à l'addiction, mais pour nous la drogue était la solution, pas le problème. La solution à la dépression, à notre incapacité à trouver de l'aide, à savoir qu'on était déprimés. »

Mais le film de Marusya, bien qu'il dise beaucoup, en sous-texte, sur la jeunesse et la société russe dans son ensemble, et s'il peut être considéré comme éminemment politique, ce film comme un geste d'une pureté bouleversante est avant tout un hommage poignant à un ami, une âme sœur. « À la base l'idée c'était de permettre aux gens qui ne l'ont pas connu de rencontrer Kimi, avec ses qualités et ses défauts ; je n'ai pas pu le sauver de son vivant, donc ce film est une tentative de sauver un souvenir de lui. » C'est aussi un premier film, un premier témoignage puissant d'une certaine idée du cinéma et de la fonction que ce média peut avoir : « Je pense que tant que des gens pensent à vous, qu'on ne vous oublie pas, vous êtes toujours un peu vivant. Et pour moi, faire des films c'est un peu ça, c'est faire vivre des gens dans le même espace. »

On ne pouvait pas finir cet entretien sans demander à la jeune réalisatrice de nous parler de son rapport à son pays. Et sans trop de surprise, là encore on sent poindre une certaine douleur : «C'est difficile pour moi de vous dire ce que je ressens pour mon pays, je crois que le film le montre plutôt bien. Mais oui, c'est de pire en pire, surtout depuis que la guerre en Ukraine a commencé, c'est beaucoup plus répressif. En un an, le gouvernement a fait passer plus d'une vingtaine de lois répressives. C'est devenu un endroit différent. » Mais Marusya est une battante, qui ne se départit jamais de son sourire, et qui, lorsqu'on lui demande à quoi ressemblera son futur, conclut cette passionnante discussion sur une note d'espoir : « J'espère qu'il y a un futur, j'espère qu'il y a de l'espoir. Je suis une optimiste ; tout passe, tous les vieux dictateurs finissent par mourir, il y tellement de jeunes gens qui rayonnent en Russie, on finira par redevenir un pays en paix. »


How to save a dead friend
Un film de Marusya Syroechkovskaya

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