Y’a quoi au ciné ? – Immensité, bébé à tout prix, amour des champs et processus créatif 

undefined 17 octobre 2023 undefined 10h24

Pierig Leray


Immensité : KILLERS OF THE FLOWER MOON

4 ans après le testamentaire The Irishman, Scorsese est de retour, et avec lui, le pari insensé et réussi de repenser son cinéma, basculer son Rise and fall (De Casino à Raging Bull, des Affranchis au Loup de Wall Street) en une unique et vertigineuse chute dans les profondeurs macabres d’une part obscure de l’histoire coloniale américaine, avec son film le plus sombre et désespéré. Le peuple amérindien des Osages se fait massacrer dans un silence de plomb, les assassinats s’enchaînent dans le seul but de voler leur terre pétrolière et détrousser leur héritage. En tête de proue, « King » William Hale (Robert De Niro), le truand du coin, manipulateur et instigateur des meurtres. À ses côtés, le benêt Ernest (Di Caprio), l’idiot du village qui débarque de la guerre 14-18 en faux héros (il n’était que cuistot), au départ naïf et absent, jusqu’à ce que sa bêtise se transforme en violence, devenant l’homme de main de Hale. Ce duo stratosphérique aurait pu et dû écraser le film. Et pourtant, c’est bien la miraculeuse Lily Gladstone (déjà formidable chez Kelly Reichardt) et son personnage de Molly qui souffle le film, par sa mine digne et apaisée, une Osage qui détonne non par la parole (elle ne cesse de répéter que les colons blancs parlent trop) mais par la puissance de son regard. KOTFM est une immensité, Scorsese incorpore un versant politique encore inédit dans son cinéma (si l’on exclut l’histoire locale-régionale new-yorkaise de Gangs of New York), une attaque frontale sur le despotisme capitaliste américain, mais surtout une incroyable capacité à se confronter à ses démons originels (lui le fils d’immigré), être vent debout face au désespoir, à l’ignominie d’une histoire commune, sans jamais détourner le regard. Et savoir nous le faire tenir pendant 3h et 26 minutes d’une force ténébreuse et tellurique mémorable.

En résumé : Chef-d’œuvre incontestable où Scorsese fait face sans détourner le regard à un versant sombre de l’histoire coloniale américaine. Entre sa caméra et le trio redoutable De Niro-DiCaprio-Gladstone, c’est un grand film inratable. 5/5

Killers of the Flower Moon de M. Scorsese
Sortie le 18 octobre


Bébé à tout prix : LE SYNDROME DES AMOURS PASSÉES

Rémy et Sandra veulent avoir un bébé depuis des mois, mais rien n’y fait, rien ne vient. Jusqu’à ce que le diagnostic tombe, ils sont atteints du « syndrome des amours passées », la nostalgie des relations sexuelles précédant leur couple les plombe, et de manière parfaitement ésotérique empêche Sandra de tomber enceinte. La seule solution, re-coucher avec tous ses anciens partenaires, sans exception. Comme dans une série policière où l’enquêteur égrène sur les murs les victimes d’un serial-killer, Sandra et Rémy font la même en affichant sur des post-it les ex-partenaires sexuels de chacun. Ça va vite chez Rémy à part 2/3 femmes dont, gros malaise, sa sœur adoptive. Par contre, avec Sandra, la liste est longue, créant un sacré embarras au départ hilarant entre les deux, mais dont découleront jalousie, aigreur et interrogation profonde et métaphysique sur leur réel amour. C’est drôle et touchant ; partant de ce principe loufoque, le duo de réal' Sirot et Balboni interroge surtout la platitude sexuelle d’un couple de quadra, le concept de polyamour et de liberté sexuelle, la guerre d’égo qui se joue avec soi-même, le détachement du sexe et de l’amour, et cette incapacité quasi culturelle (ou générationnelle ?) à accepter que le cul n’est finalement pas grand-chose face au destin d’une vie, celui de la parentalité. Une comédie bien plus interrogatrice que son dispositif un peu superflu, qui fait marrer et réfléchir.

En résumé : Drôle, et questionnant les nouveaux rapports de couple, un petit bonbon acide et délicat. 3/5

Le Syndrome des amours passées de A. Sirot et R. Balboni
Sortie le 25 octobre


Amour des champs : UN PRINCE

Pierre-Joseph est un jeune homme timide et discret, celui en fond de classe qui parle peu, et rumine beaucoup. Son futur doit se décider entre la boucherie et le jardinage, il choisira les plantes. Une vie qui s’écoule, une succession de rencontres matérialisées par des voix-off successives qui content son histoire à tour de rôle, d’abord son enseignante principale Francoise Brown, puis son professeur de botanique Alberto dont il tombera amoureux. Un nom revient souvent, celui de Kutta, enfant adoptif de Françoise, parti en Inde retrouver sa famille génitrice, et que l’on retrouvera 40 ans après en fin de film. Une autre rencontre, celle avec Adrien, son premier employeur, une nouvelle histoire d’amour transgénérationnel, un polyamour délicat qui naît de ce trio où le sexe est partagé, apaisé, il n’y a pas de jalousie, mais un amour multiple partagé et magnifié par le cadre sexualisé d’une cabane en fond de jardin, des serres humides et des rosées délicates de douces matinées. Il y a aussi un voyage en Himalaya pour Pierre-Joseph et Alberto et son film amateur qui entre-coupe les scènes, et la réalisation d’un herbier sauvage d’une signature enfantine à leur retour. Et puis le temps passe, le réalisateur (plus âgé) prend la place de l’acteur, rien ne change, si ce n'est le visage plus dru de Pierre-Joseph, mais l’apaisement de ces amours reste immobile. Un Prince est un film d’un autre temps, une balade amoureuse superbe, décomplexée et vivante.

En résumé : Hors du temps et du champ, voix-off délicieuses, amour total et intergénérationnel, un ovni filmique d’une tendresse délicate. 4/5

Un Prince de P. Creton
Sortie le 18 octobre


Processus créatif : ANSELM

Wim Wenders réussit le pari compliqué de pénétrer à la fois l’esprit et l’espace d’un artiste, sans lourdeur ou envahissement de territoire. Ici, l’on comprend son admiration pour Anselm Kiefer, artiste contemporain mondialement connu, et en partie pour son versant subversif, lui l’Allemand né en 1945 qui n’hésite pas à provoquer le passé pour en absoudre le tabou (notamment avec son œuvre photographie Occupations où il fait le signe nazi dans toute l’Europe). Rapidement stigmatisé néo-fasciste par ses compères allemands, qui mettront du temps avant d’apprécier à sa juste valeur son travail de mémoire et non de complaisance. Le gigantisme de ses œuvres sculptées dessine l’espace, l’œuvre devient cet espace (notamment lorsqu’il se balade au milieu de son immense entrepôt à vélo), Kiefer est alors roi solitaire de son monde, le silence tortueux de ses ateliers (que l’on découvre chronologiquement) brisé par la mise à feu de certaines peintures, le frappé d’un pinceau contre une toile, le vent qui s’engouffre dans ses sculptures de plomb (sa bibliothèque Pavot et mémoire). Les voix-off susurrent des textes de Paul Celan, des reconstitutions des jeunes années de Kiefer, jusqu’à ce que l’aplomb de cet homme en imper noir fasse corps avec celui de Bruno Ganz dans Les Ailes du désir, une figure presque irréelle, vaporeuse, au milieu de la beauté architecturale de ses tours de Babel au blanc nacré.

En résumé : Didactique mais surtout immersif, l’espace devient l’œuvre par la 3D, et le travail magistral du son nous immerge dans le génie d'Anslem Kiefer. 4/5

Anselm (Le Bruit du temps) de W. Wenders
Sortie le 18 octobre