Y’a quoi au ciné ? – Rêverie, fin de vie, dystopie et mièvrerie

undefined 6 décembre 2023 undefined 10h44

Pierig Leray


Rêverie : LA CHIMÈRE

Un grand film, on le ressent dès son ouverture, et la Chimère ne déroge pas à la règle avec une première scène somptueuse qui nous fait appréhender Arthur, personnage lunaire, ange crasseux dans son costume blanc tâché, endormi et rêveur, puis agressif et absent. L’on comprend qu’il sort de prison, qu’il est un homme hors du commun, il rejoint sa maison de taule sur les flancs d’une ville fortifiée, puis une vieille dame dans un château majestueux mais croulant, à l’image d’une Italie déchue, vieillissante, et ne vivant qu’à travers la gloire de son passé. Cette dame, c’est la belle-mère d'Arthur, le nom de son amour, Beniamina, résonne, elle serait disparue, mais l’on comprend rapidement qu’elle est décédée. Et cet ancrage du deuil impossible pour Arthur est le point essentiel de la réussite du film qui aurait aisément pu vriller dans la caricature félinienne et son concours de sales gueules. Mais par cet amour en filigrane (littéralement représenté par un fil rouge de la robe de Beniamina), le film s’envole vers le superbe. Lui le fossoyeur de tombeaux (Arthur à un don de sourcier pour dénicher les tombes antiques, et voler avec son équipe les objets anciens qui y sont enterrés) n’est autre qu’un fossoyeur du temps, cherchant désespérément la porte de sortie vers un au-delà où il pourra enfin trouver le repos éternel auprès de la femme qu’il a tant aimée, et qu'il n’arrivera jamais à oublier (malgré une romance nouvelle qui naitra avec une autre femme). Arthur creuse, cherche la beauté ensevelie, évanouie dans cette Italie laide et mortifère (une campagne abandonnée, une usine sur la plage…) jusqu’à ce que sa vie ne l’enterre, et dessine l’une des plus belles fins de cette année au cinéma, ce fil rouge tendu entre lui et Beniamina.

En résumé : Le plus abouti des films d’Alice Rorhwacher, un voyage à la fois sous-terrain et lunaire ne cessant l’aller-retour entre terre et ciel, une merveille à contretemps de son temps, hors sol, et donc indispensable. 5/5

La Chimère de A. Rorhwacher
Sortie le 6 décembre


Fin de vie : LÉGUA

Il y a cette première demi-heure naturaliste, posant les bases d’une vie simple en campagne portugaise, le père retape une maison, la mère (Ana) s’occupe du ménage d’une grande maison éternellement vide et abandonnée par ses riches propriétaires avec sa tante Emilia, la fille rêve d’ailleurs, fumant sur le toit avec sa meilleure amie restée au village. D’emblée, nous voilà saisis par l’intensité des regards et la mise en scène suggestive. Puis le film bascule lorsqu’Emilia tombe gravement malade. S’impose à Ana un choix, rester pour s’en occuper, ou partir avec son mari en France pour raisons financières. De choix il n’y a pas eu, il s’est imposé à elle naturellement par le don de soi total à cette femme qu'il a toujours soutenue. S’en suit alors la dégradation physique terrible d'Emilia (atteinte d’un cancer), et Ana qui ne cessera jamais d’être présente : pour la coucher, les repas dans les plus belles argenteries, le bain, jusqu’aux tâches les plus ingrates de la toilette intime. Le "bas peuple" prend la place du riche absent, Emilia et Ana s’accaparant l’opulente demeure qu’elles ont passé leur vie à nettoyer dans le vide. De cette épreuve terrible de fin de vie, la force de Légua provient de sa capacité à faire naître de la douceur, voire même de la poésie dans ces moments où la mort guette tous les plans et que le souffle vital quitte peu à peu Emilia. De la fin renaitra le début, le cycle inaltérable de la vie reprenant ses droits, une âme s’éteint pendant que les rires et les jeux d’enfants résonnent en renaissance. Un film d’une maîtrise superbe, et qui dévore les non-dits avec justesse.

En résumé : Sur un sujet plombant, Légua arrive à faire naître par sa forme poétique un vent d’espoir en nous rappelant qu’après la mort jaillit toujours la vie. 3.5/5

Légua de J.M. Guerra et F. Reis
Sortie le 13 décembre


Dystopie : THE SURVIVAL OF KINDNESS

Une prétendue apocalypse nucléaire a ravagé la Terre, ne restent alors que des étendues infinies d’un désert aride et mortifère. Au milieu, une femme noire est abandonnée à la mort dans une cage verrouillée. Par un coup du sort, elle réussit à s’échapper. S’ensuit alors un long chemin au milieu de l’horreur (exécutions, pendaisons, cadavres) d’un monde désolé et dominé par des Blancs portant tous le masque à gaz. Dans cette atmosphère anxiogène, De Heer répond par la magnificence de paysages australiens, de la violence inhumaine de cette néo-société esclavagiste, la bonté de cette femme qui rappelle la Magdala de Damien Manivelle (sortie en 2022). Il prend aussi le pari gagnant de ne sous-titrer aucun dialecte, on ne comprend donc pas les échanges oraux, stratagème particulièrement audacieux pour activer l’imaginaire. Pictural, langueur contemplative, cet aller-retour de la vie à la mort fait naître une humanité perdue au milieu de la désolation, et filme l’ascension divine de cette femme venue délivrer les prisonniers et aider les plus démunis, faire (re)-naître la compassion et la clémence là où toute miséricorde avait disparu. Comme le titre antinomique du film l’annonce, De Heer réussit l’exploit de faire naître la bonté et la poésie au milieu de la terreur, et sa réussite est totale.

En résumé : Une autre forme de poésie, naissant cette fois-ci de la bonté de ce personnage christique au travers de la monstruosité, un film à la fois contemplatif et poignant. 4/5

The Survival of Kindess de R. De Heer
Sortie le 13 décembre


Mièvrerie : PAST LIVES

C’est au départ une amourette de jeunesse et ses promesses sans lendemain entre Nora et Hae Sung. 10 ans plus tard, leurs routes se recroisent via Facebook, et une relation à distance s’instaure sur Skype. Là encore, la flamme se meurt avec le temps, Nora trouve un mari à Brooklyn, Hae Sung une femme à Pékin. Jusqu’à ce que le film bascule dans l’improbabilité d’une destinée, 24 ans plus tard, ils se retrouvent à New York. Si l’on pouvait être séduit par cette relation absente et à distance, les retrouvailles plongent le film dans un pathos lourdingue, Céline Song film New York en touriste, rendant sa photographie particulièrement laide et disgracieuse. L’on comprend aisément l’idée, Nora immigrée coréenne ne sera jamais vraiment chez elle ici, et c’est aussi la vie d’expatrié qui est interrogée dans le film. Néanmoins, ce défilé de cartes postales ennuie, et joue en défaveur de la tension entre Nora et Hae Sung. Que ce soit la distance physique, verbale et désormais socio-culturelle entre les deux, tout est caricatural, les silences sont lourds, et l’on finit par ne plus vraiment croire à cette naïve histoire d’amour, devenue par sa figuration primaire particulièrement fade. Le film aurait mérité de délester sa quête de dramaturgie à tout prix pour saisir l’essence même de cet amour transfrontière et temporel, il se perd probablement dans une recherche excessive de l’image qui tue, grosse problématique chez A24, la fameuse boite indépendante américaine qui produit le film.

En résumé : Réchauffée, cette croisée de destinées amoureuse s’englue dans le pathos et le sur-joue, sa quête de l’émotion à tout prix finit par ennuyer, et nous faire regretter une première heure bien plus économe et touchante. 2/5

Past Lives de C. Song
Sortie le 13 décembre