Y’a quoi au ciné ? – Bizarrerie, Badass, Truite fluo et In Memoriam

undefined 15 octobre 2024 undefined 09h45

Pierig Leray


Bizarrerie : MISÉRICORDE

"De mort et d’eau fraîche", voilà qui pourrait être le sous-titre du Miséricorde d'Alain Guiraudie, car la mort y est omniprésente. Elle est tout d’abord source de recueillement (le décès du père d’un ami de Jérémie, revenu pour l’occasion dans son village natal de Saint- Martial), puis d’intrigue par un meurtre plongeant le film dans une champêtre enquête policière dans les sous-bois d’une forêt interdite. La mort plongera par la suite le film dans une profonde réflexion métaphysique sur le sens de la disparition, une réflexion amenée par l’irréel personnage du curé, rôle le plus extraordinaire de l’année, ce petit être rabougri qui à lui tout seul a déjà tout compris avant les autres, et malmène ainsi Jérémie dans une pente du mensonge et du désir. Il y a chez Guiraudie cette fascination du beau bizarre, de l’étrange, mais aussi, un sens du verbe qui confère à Miséricorde un panache drôle et sensible, entre Kaurismaki et Fassbinder, faisant alors naître un objet non identifié, hors du temps, plongé dans une faille temporelle où l’incarnation du vice et du mal se joignent à la poésie et l’absurde. Naît alors un mélange absolument délicieux qui réveille en nous une fascination quasiment morbide pour ce trouble Jérémie, manipulateur et pervers, et pourtant, complètement absorbant. Absorbé, nous le sommes dans cette sidérante réussite faisant de Miséricorde un sérieux candidat au meilleur film de cette année 2024.

Miséricorde d'Alain Guiraudie

En résumé : Merveille absolue, Guiraudie navigue entre la loufoquerie et la réflexion métaphysique, la bizarrerie campagnarde et le thriller paranoïaque, une naturalité qui transperce. Un film qui semble réfléchir en même temps que nous au sens propre de son existence. 5/5

Miséricorde de A. Guiraudie
Sortie le 16 octobre


Badass : ANORA

Sean Baker, portraitriste américain de haut vol (The Florida Project, Tangerine, Red Rocket), fait exploser son plafond de verre qui le cantonnait jusqu’alors à un cinéma figé dans une Amérique des laissés pour compte, emprisonné par ses propres histoires qu’il avait parfois du mal à libérer de leurs poids réaliste. Avec Anora, les frontières de genre explosent dans une virevoltante débâcle incontrôlée où la comédie émerge de la romance, le drame du politique, jusqu’à une ambivalente émotion qui laisse toute sa part réflexive et interrogatrice à sa fin. Anora, dite Ani, est une escort qui tombe sur un fils de milliardaire russe, l’illusoire amour de l’impossible naissant en pleine beuverie à Las Vegas, Ani et Ivan se marient. De cette première heure furieuse et adolescente, le film bascule alors dans l’irrationnel avec une fausse scène de kidnapping qui fait tout basculer : plus de 30 minutes de jeu absurde, de gueulerie incessante, 30 minutes au sommet d’un plan séquence qui ne s’arrête jamais, faisant vriller définitivement le film dans une forme burlesque de chasse à l’homme inversée. Anora et une formidable équipe de bras cassés (les gardes du corps de Ivan) partent à la recherche de Ivan fuyant ses responsabilités, ils vont écumer tous les fonds de trous new-yorkais pour retrouver ce gamin dépravé et irresponsable. Il y a ici une générosité totale, une authenticité rayonnante de bravoure et de candeur à inventer, scène après scène, le rocambolesque et l’improbable dans chaque plan, une furie ininterrompue qui va de nouveau nous prendre à contre-pied. Pris dans cette machinerie comique, Baker réussit un nouveau tour de force, faire naître une nouvelle romance entre Ani et un homme de main russe, Igor. D’abord en second plan, puis rapidement en nouvel enjeu majeur. Mais là encore, dans la douleur et le rejet, une fascination amoureuse antinomique, une répulsion/attraction, un jeu de séduction où Ani insulte, méprise Igor, mais accepte de tomber dans ses bras. Le final ne s’accointe pas à la mièvrerie et impose une scène de sexe finale interrogatrice et impactante. Il y a donc dans Anora la force motrice de tout grand film, une générosité, une humanité débordante qui ne lâche rien, et qui emporte tout.

Anora de Sean Baker

En résumé : Il y a tout dans Anora, souvent hilarant, toujours brillant, touchant, jamais niais, un portrait de femme libre, badass, empêtrée dans un spectre de désir et de résistance, écrasant la gaminerie du fric au profit d’une rébellion qui emporte tout. 5/5

Anora de S. Baker
Sortie le 30 octobre


Truite fluo : FARIO

Il y a la teuf à Berlin, un type qui ne bande plus et de la thune à se faire, Léo doit retourner au bercail pour vendre une parcelle de terre, et récolter de « la caillasse » comme il s’enthousiasme à le dire. Derrière son regard paumé, une tête bien faite, il retrouve sa campagne natale, sa mère à l’ouest, ses potes d’enfance qui le reconnaissent à peine, et son amour de gosse, la punkette Camille. Dans cette ubuesque histoire de contamination d’eau, Léo délire à voir des truites se comporter en piranha et s’emballe dans un délire complotiste improbable. Il nous draine avec lui, ici et nulle part, dans un interstice où la trame n’a plus d’importance, les enjeux évanouis depuis longtemps, juste nous et lui, à taper de la cocaïne dans un camping-car, délirer dans un labo de petit chimiste, et espérer, peut-être, trouver sa place avec nous dans ce torrent de nostalgie et de souvenirs. Lucie Prost souffle un vent d’avant-garde, une liberté impulsive et improvisée qui rend son premier long métrage indéfinissable, bouffée d’air frais intoxiquée comme un rude mais joyeux retour d’after, la brise du matin sur des poils dressés.

Fario de Lucie Prost

En résumé : On ne sait pas où on va, mais on y fonce, tendrement, on s’y retrouve autour de ce feu de camp, des potos d’enfance et des bières pas fraîches qui claquent. Tout est un peu à côté, à l’arrache, et pourtant, ça marche. 3.5/5

Fario de L. Prost
Sortie le 23 octobre


In Memoriam : TÓTEM

Il y a tout d’abord le visage de la merveilleuse Sole (interprétée par Naima Senties), à peine dix ans, et portant déjà sur ses frêles épaules tout le poids d’un film faussement mineur, mais d’une grandeur majestueuse. À son arrivée chez sa tante, rapidement, l’on comprend que ce n’est pas une réunion de famille comme les autres, le poids du silence est considérable, la mort rôde, son souffle glace notre nuque, et les chamailleries familiales pèsent ici une tonne malgré leur apparente banalité. Tona, le père de Sole, est en phase terminale d’un cancer qu’il refuse de traiter par chimiothérapie, son échine courbée jusqu’au sol, sa souffrance résonne dans les murs, son corps osant à peine se mouvoir. En bas, les festivités commencent, les amis débarquent, et la famille s’organise pour fêter son anniversaire. La mort est partout, et pourtant. Tant d’amour, tant d’humanité éclaboussant une mise en scène bercée par l’épure et une poésie mortuaire où les sourires éteignent systématiquement les larmes naissantes, les rires étouffent la douleur, la peine considérable de Sole n’éteignant jamais son esprit aiguisé. Il y a ce petit spectacle où tout le monde sait pertinemment qu’il sera l’une des dernières interactions entre Tona et sa fille, il est à deux doigts de s’effondrer (« Ne craque pas maintenant »), mais d’une force pour le coup inhumaine se ressaisit avec une folle dignité face à sa fille qu’il enlace. L’émotion inonde chaque centimètre du cadre, chaque seconde qui s’égrène bouleverse un peu plus la précédente, jusqu’à ce que l’effervescence de cette maison familiale s’éteigne, la chambre vidée et silencieuse, ce très long silence en temps de recueil nécessaire pour intégrer la puissance humaniste bouleversante de ce très grand film.

Totem de Lila Aviles

En résumé : Dans ce simpliste huis clos, un homme va disparaître pendant que sa famille et ses amis seront là, jusqu’au bout, pour lui rappeler qu’il existe encore. Un film d’une beauté naturelle sidérante, et d’une extrême humanité touchant au plus profond d’un cœur enserré, bien longtemps encore après sa conclusion. 5/5

Tótem de L. Avilés
Sortie le 30 octobre