Ôde au mauvais goût : le beauf, ce branché comme les autres

undefined 15 octobre 2019 undefined 12h05

Manon Merrien-Joly

À peine terminée sa vadrouille en Europe de l’Est, la Distyllerie rentre à Paris pour une série consacrée à l’esthétique du mauvais goût. Ce mois-ci, focus sur la figure du beauf, lui qui opère un drift fracassant dans l’appart’ de tous les Parisiens un poil dans le vent. Comment l’homme le plus moqué de France inspire-t-il aujourd’hui les sphères les plus hype de Paris ? Au menu : Cabu, voitures tunées, modèles mulets, défilés, fiat Multipla et PMU. Roule ma poule !

 

À l’heure où vous tenez ce bout de papier entre les mains, la Fashion Week s’est achevée depuis quelques jours seulement. Gvasalia a raccroché Vetements, tout le monde est crevé et ne peut plus voir un influenceur en peinture. Heureusement, il y en a un qui vous fait toujours marrer, c’est le beauf. C’est, vous, c’est moi, c’est nous. Mais c’est quoi ?

En 1980, Cabu présentait le beauf (personnage qu’il invente dans Mon beauf en 1976 et peaufinera jusqu’en 2014) à la France entière en racontant à un Bernard Pivot amusé dans Apostrophes que « le beauf, c’est le personnage qui n’a aucun doute, que des convictions. Il représente le bon sens français mais ne se rend pas compte qu’il est complètement manipulé. » Dans la V1, le beauf bosse dans une usine d’armement. Dans la V2, en 1996, il s’est reconverti dans la pub’ ou dans la com’ et a pour ennemi n°1 la version précédente. Détrompez-vous, orgueilleux Franciliens, le Parisien est un beauf comme les autres. Peut-être même le plus représentatif d’entre eux, dixit Cabu : « Partout où il va, il se sent le plus intelligent, le plus malin. »

Côté passions, la voiture est en tête du peloton, en particulier les grosses cylindrées américaines. Les bars et les cafés, où il peut vigoureusement faire part de ses convictions avec un pastis dans le nez, sont ses repaires. Côté sapes, le marcel, la gourmette, le T-shirt à l’effigie d’un animal (de type dauphin ou chien de toute race, caniche abricot en vedette) et la chemise à fleurs ont le vent en poupe. Les émissions de télé-réalité du début du siècle type Loft Story rajoutent une couche trash à la caricature. Vingt ans plus tard, les quais du canal de l’Ourcq sont blindés de pétanqueurs amateurs, les packs de Kro jonchent les tables des before du 11e, elles-mêmes piétinées par de jeunes âmes vêtues de rose et de strass en route pour les soirées Darude.

En juin dernier, à New York, Discount Universe mettait en scène pour sa collection printemps-été 2020 une jeune tigresse coiffée d’un gras mulet, chaussée de santiags et vêtue d’ensembles aux motifs enflammés ou d’une combinaison léopard illuminée par des boucles d’oreilles étoiles qu’on trouverait facilement chez Claire’s pour 9,99 €. Au même moment, Demna Gvasalia organisait la présentation de Vetements dans le McDonald’s des Champs-Élysées, point de ralliement des Gilets Jaunes – à maintes reprises taxés de beaufs. Le designer, qui grandit en plein URSS, confiait avoir toujours « voulu organiser une fête dans un McDonald’s ». Les anniversaires passés là-bas prennent immédiatement une autre tournure.

Beauf ou péquenaud ?

« Dans ce monde, tout est fait pour les beaufs. La musique, les automobiles... Tout ! Tout est fait pour un archétype du Français. », remarquait Cabu. Une pure construction marketing venue tout droit de la tête des pubards, profileurs amateurs qui tentent de “décrypter le consommateur” quitte à bourrer ses productions de clichés. Comme le rat des villes et le rat des champs, il existe un beauf des champs, connu sous le nom de péquenaud. Le péquenaud, cul-terreux ou bouseux, contrairement au beauf, n’est pas dupe, moins perméable aux tendances imposées par la société de consommation. Les seules préoccupations de ces femmes et ces hommes de la terre sont leur bétail et la météo. Les deux figures se retrouvent dans le 13 heures de Jean-Pierre Pernaut sous l’œil rieur du Parisien qui, en vacances chez les grands-parents, se trouve bien différent.

À croire que les designers matent aussi les infos locales, si l’on s’attarde un peu sur la prolifération de santiags, de salopettes et de T-shirts à portraits jusque sur les podiums. En parallèle, le retour au vert dû à un trop plein de numérique, un climat social rythmé par les grèves et les manifs, la nostalgie du début du XXIe siècle ainsi que deux-trois épisodes de Strip-Tease matés en lendemain de teuf instaurent une volonté de satire permanente. Ruben Bissoli, créateur du label 8IGB Community Clothing, que nous avions rencontré pour le numéro 87 (octobre 2018), disait « jouer avec les codes du marketing » et être entravé par le bon goût, qui l’empêche de « creuser au-delà de ce qui n’est pas forcément joli ».

@ Neurchi de Multipla

Sus donc à la moustache fer à cheval ? Aux T-shirts à l’effigie de Johnny et au full léopard ? Ne jamais dire jamais, comme dirait le dicton. Après tout, la banane que vous écumez en soirée depuis plusieurs mois est la descendante directe du brocanteur-bouliste amateur. Et la Fiat Multipla, qui a suscité l’horreur pendant de longues années, vivait ses heures de gloire à La Rochelle en septembre dernier lors d’un rassemblement organisé par les bonhommes de la Mécanique Générale. Le beauf a-t-il seulement un jour disparu de l’Hexagone, ou s’est-il seulement un jour effacé pour mieux revenir ? Le nouveau beauf est-il le normcore qui pleura la disparition de Concrete ? Ou bien est-ce celui que vous croisez le samedi matin en after à 9 heures au PMU du coin, pour "refaire la France" comme le faisaient si bien nos aînés ? Peut-être trouverons-nous la réponse là-bas…