Modeselektor, curateurs d'une nouvelle génération

undefined 8 février 2019 undefined 13h05

Lucas Javelle

Ils ont plus de 25 ans de musique derrière eux. Passés par des phases différentes tout au long de leur carrière, comme leur duo Moderat avec Apparat ou leur label "éphémère" 50WEAPONS, Modeselektor reviennent en tant qu’eux-mêmes avec un titre fort, Who Else. Plus qu’un album, une leçon de musique électronique qui prouve qu’ils n’ont pas vieilli d’un cheveu.

 

Et plutôt que de s’en vanter, ils préfèrent mettre en avant une nouvelle génération d’artistes comme Flohio ou Tommy Cash – loin de leurs précédentes collaborations avec Thom Yorke. Aujourd’hui devenus petits pères de la scène berlinoise, Sebastian Szary et Gernot Bronsert se dévoilent sur cette nouvelle réalisation, qu’on aura l’honneur de découvrir en live et en avant-première à la Gaîté Lyrique le 22 février, date de sortie de l’album. What else ? 


Ça fait un moment qu’on attend un nouveau Modeselektor. Ça vous a pris du temps de faire cet album ?

Quand on avait 24 ans, on allait simplement au studio enregistrer du son, et on était content que quelqu’un soit assez fou pour le sortir. Plus on vieillit, plus on sort de morceaux et plus on réfléchit à ce que l’on fait. On a beau venir de la techno, notre mode de production est différent. Ça dépend beaucoup de la situation, comment on se sent, etc… On a commencé à penser à cet album il y a un an et demi – peut-être même deux – sans vraiment aller au studio avec un plan. On a dû refaire tout notre studio, chopper du nouveau matos… On avait toujours une excuse pour ne pas bosser dessus. On a aussi changé d’enceintes studio, ce qui est complètement con quand tu es en pleine production. Ça change tout. À la fin, il ne nous restait plus qu’un bon mois pour finir l’album, de mi-septembre à mi-octobre [2018].


Qu’est-ce qui change par rapport à Monkeytown, votre dernier en date ?

Toutes nos collaborations ont été directement enregistrées dans notre studio. C’est quelque chose que l’on n’avait jamais fait – on utilisait toujours Internet pour s’envoyer de la musique. Cette fois-ci, on a essayé de trouver un terrain d’entente avec les artistes qui sont tous venus au studio. C’était vraiment une super expérience. Sauf qu’ils fumaient beaucoup trop de weed. Que ce soit Flohio ou Tommy Cash, on a rarement vu ça.


Un peu comme FJAAK, vos protégés.

Non. Personne ne fume comme FJAAK. Ce sont les rois, personne ne peut les battre. On a aussi passé une semaine avec eux au studio. On a enregistré près de dix morceaux, mais malheureusement sans en avoir fini un seul pour l’album. C’était fou. Tu n’as même pas besoin de fumer avec eux ; le simple fait d’être dans la pièce est suffisant.


Votre album est un savant mélange de techno, d’IDM, d’ambient et j’en passe. C’est obligatoire aujourd’hui de mélanger les genres ?

En tant que Modeselektor, on a toujours fait ça. On ne peut pas vraiment appartenir à 100% à la techno parce qu’on n’est pas à 100% techno. On aime la musique électronique bien produite, peu importe si c’est lent ou rapide, ou le style. Si Justice fait un bon morceau, on l’apprécie. Si Barker sort douze minutes d’une même séquence sur Ostgut Ton (label du club Berghain de Berlin, ndlr), ça nous plaît aussi. Au final, notre champ d’action est assez large. Si on avait dû faire de la techno, on ne se serait pas sentis confiants. Ça ne nous représente pas. À Berlin, on est un peu dans une bulle. Paris a une communauté techno très forte qui n’existait pas vraiment il y a sept ou huit ans – maintenant il n’est question que de Concrete, votre "Panorama Bar". Les couleurs ont disparu, tout le monde porte du noir… Et tout ce sexe… On est tous pris dans cette tempête.

© Birgit Kaulfuss

Si Paris est très techno, c’est quoi le son de Berlin ?

Berlin n’a pas vraiment une identité sonore à proprement parler. C’est plus un mode de vie ; rester "éveillé" aussi longtemps que possible. Se donner corps et âme au club. Aujourd’hui, le cœur du public a entre 18 et 30 ans ; c’est la génération smartphone, réseaux sociaux… Ils ont changé la façon dont les gens découvrent et ressentent la musique… Plus personne ne lit quoi que ce soit : ils ont leur téléphone. Le seul endroit où il est interdit, c’est dans les clubs. Donc tu ne peux pas texter tes potes constamment : « Oh, j’ai pris un taz. », « Oh, j’ai rencontré quelqu’un et on va niquer dans les chiottes. » Tu te focalises juste sur la musique. Ça a toujours été comme ça. Tu ne peux pas "traduire" Berlin en musique. C’est très techno, bien sûr, mais c’est surtout un mode de vie spécial.


Vous pensez que cette politique « téléphone interdit » devrait être présente partout dans le monde ?

On pense qu’un jour, ça deviendra cool de ne pas avoir de smartphone. Ça a déjà commencé, c’est un peu comme les gens qui achètent de la bouffe organique. Les smartphones, c’est comme les clopes : c’est juste mauvais pour la santé. Beaucoup de jeunes que l’on rencontre sont atteints de maladies et problèmes psychologiques avec lesquels on n’est pas familiers. Parce qu’on est occupés tout le temps, on n’est pas dans ce délire. On est complètement immergés dans la musique électronique. Tommy Cash est un bon exemple. Quand il est venu, on aurait dit un gosse qui découvre le monde ; on lui a appris plein de trucs. Mais lui aussi nous a éclairés sur Internet et comment tout s’y passe aussi vite. Quand on a commencé, ça existait à peine – disons qu’on est de la génération MySpace. On a vu tout ça arriver, mais de loin. Pendant nos quatre semaines de studio, on s’est éloigné de tous les réseaux sociaux et d’Internet. Comme une cure de désintox’ digitale.


Comment vous en êtes arrivés à faire de la musique avec Tommy Cash ?

On a regardé ses clips et ça nous a beaucoup amusés. On y a vu ses références à Chris Cunningham (vidéaste d’Aphex Twin, ndlr) notamment. On lui a écrit sur Instagram : « Hey, tu veux enregistrer de la musique bien cool ? » Il a répondu très vite. Il est venu à Berlin deux fois, on a enregistré quatre ou cinq morceaux mais on a gardé que celui qu’on a pu finir.


© Birgit Kaulfuss

Dans Monkeytown, les collaborations étaient tournées vers des artistes déjà confirmés comme Thom Yorke. 50WEAPONS, votre label éphémère, faisait principalement la promotion de nouveaux talents. Vous vous tournez de plus en plus vers les jeunes pousses du milieu ?

C’est très important de développer une nouvelle génération. D’éviter que de nouveaux talents sombrent dans une piscine commerciale où s’accumulent promoteurs, labels et artistes. Oui, il y a beaucoup d’argent en jeu, mais le produit fini n’est pas à la hauteur des artistes. On cherche d’abord les passionnés. Tommy Cash a réussi tout seul et c’est ce qui nous a plu. Il a tout fait lui-même, avec sa petite amie. Il a financé ses vidéos, les a tournées et a réussi à trouver des bénévoles. Il n’a reçu aucune véritable aide, aucun management. C’est ça qui est intéressant. Ce n’est pas un rappeur, c’est un artiste complètement passionné. Flohio est pareil. Aucun des deux n’a la grosse tête ; on ne pourrait pas travailler avec des gens comme ça de toute façon. On ne travaille pas avec quelqu’un parce qu’on sait que ça va vendre ou nous rapporter une résidence à Ibiza. Monkeytown était une autre époque. La relation que l’on avait avec Thom Yorke était purement musicale : on s’envoyait des sons, et si un truc pouvait se faire on le faisait. Après des années sur Moderat (du nom de leur trio avec Apparat, ndlr), il nous fallait un son à part pour bien faire la différence avec Modeselektor.


Tommy Cash à Tallinn, Flohio à Londres, FJAAK à Spandau… Et les jeunes talents parisiens ?

À vrai dire, on a rencontré Simo Cell, mais il est plus dans une niche UK. Il ne représente pas vraiment le "son de Paris". Bien évidemment, il y a notre cher Bambounou, mais sa musique n’est pas non plus "française". Ils pourraient tous les deux vivre en Angleterre que personne ne ferait la différence. Récemment, on a écouté Berg Jaär, qui a sorti un EP sur Planet Rhythm. C’est de la techno, mais super fraîche. S’il est intelligent et que quelqu’un le prend sous son aile, il peut vraiment exploser. Le hic, c’est qu’on s’est d’abord approché d’une scène alternative quand on a fait de la musique avec TTC en 2004. Ce n’était pas la scène techno. Heureusement qu’il y a cette connexion "techno" forte entre Berlin et Paris.


Depuis la fin de 50WEAPONS, comment vous faites pour promouvoir cette nouvelle génération ?

On a un "nouveau" label – qu’on avait en fait créé en 1994 – au nom imprononçable : Seilscheibenpfeiler. Il y a eu une réédition du premier disque qui était sorti à l’époque, et depuis ce ne sont presque que de nouveaux artistes : FJAAK, Nautiluss, Fadi Mohem… C’est comme ça qu’on continue à soutenir les jeunes talents et leur donner chances et opportunités. Quand on a trouvé Bambounou, il avait 19 ans et vivait dans la maison de sa maman. Avec une seule enceinte pour faire de la musique… On l’a signé et il a réalisé son disque le plus célèbre sur notre label. 


© Birgit Kaulfuss

Vous devez vous sentir vieux…

Justement, pas du tout. (Gernot parle en son nom.) J’ai deux fils de 11 et 6 ans. Ce matin, je les déposais à l’école quand le plus jeune m’a posé cette question sortie de nulle part : « Papa, pourquoi as-tu l’air si jeune ? » Parce que je me sens jeune ! On fait ça surtout parce qu’on ne veut pas grandir. On ne l’accepte pas. On ne veut pas travailler pour vivre, on fait tout ce bordel pour ne surtout pas rentrer dans le système.