Jeff Mills : « La musique électronique a toujours été progressiste »

undefined 13 décembre 2019 undefined 18h13

Lucas Javelle

Quand on a plus de 30 ans de carrière et le regard toujours tourné vers le futur, on a tendance à se précipiter, conscient de la vie qu’il nous reste à vivre. C’est ce qui a mis la puce à l’oreille de Jeff Mills, pionnier de la musique électronique et dirigeant d’Axis Records. De là, naît une volonté de marquer le temps avec des rééditions inédites : The Director’s Cut et Sight Sound And Space. Une compilation de vie en plusieurs tomes, comme un recueil de compositions du maestro dont certaines n’étaient jamais sorties auparavant. Jeff Mills signe ici son héritage, entre histoire de la techno et futur de la musique électronique, plus créatif que jamais. L’occasion pour nous de faire un point avec lui sur le passé, le présent et, surtout, l’avenir.

 
Le Bonbon : J’ai récemment découvert la série documentaire Hip-Hop Evolution sur Netflix, et je n’ai pu m’empêcher de me demander pourquoi la techno n’avait pas encore droit à son histoire grand public.

Jeff Mills : Il faut remonter à la question originelle : pourquoi la techno n’a pas ce poids ? Parce que le genre est, pour la majeure partie, positif. Notamment lorsqu’on parle de futurisme, la plupart des gens sont frileux à ce sujet. Mais le futurisme est l’un des principaux axes de la techno, et ce depuis sa naissance. Regarde Kraftwerk, ou l’électro psychédélique des années 60 mélangée au classique… La musique électronique a toujours été progressiste. C’est une image avec laquelle peu de gens sont à l’aise. Je pense qu’au fond d’eux, le futurisme est une utopie qu’ils ne veulent pas voir à l’œuvre, à cause des conséquences que cela entraînerait. Donc quand l’Amérique a affaire au ghetto, au hip-hop et toute la négativité qui en ressort, la techno n’a pas le même sens. Nous étions noirs comme les autres, mais issus d’une classe sociale moyenne, pas du ghetto, à faire de la musique qui ne faisait pas l’éloge des armes, du trafic de drogues ou des “bitches”. Le public a donc répondu de manière négative : il ne voulait pas voir des noirs faire quelque chose de positif. C’est comme ça qu’on a compris qu’il fallait d’abord s’orienter vers l’Europe. La France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne… ces pays ont tous eu une partie de leur histoire étroitement liée à l’esclavage, mais leur société a évolué pour devenir plus mature et plus tolérante avec ceux que leurs ancêtres traitaient sans respect.

 
L.B. Quelle est la conséquence de cette popularisation péjorative de la musique électronique ?

J.M. Je ne sais pas. J’ai appris à ne pas comparer mon travail avec cette industrie et le genre musique électronique. Les choses avancent trop doucement. La conversation sur la musique est bien trop creuse. Ceux qui ont le rôle le plus important dans cette pièce n’ont finalement pas grand-chose à dire, parce qu’ils n’ont pas réalisé grand-chose – en musique même. Probablement parce qu’ils sont trop jeunes et au cœur de l’attention avant même d’avoir maîtrisé le genre, l’art. On ne laisse plus aux gens le temps de devenir eux-mêmes. C’est parce qu’on a modelé la techno sur le modèle de la culture populaire. Il fut un temps où la musique électronique voulait être plus comme le rock, un temps plus comme le punk, puis le hip-hop, et ainsi de suite… Jusqu’à présent, je n’ai pas eu l’occasion de la voir en confiance avec elle-même, simplement avec toutes ses qualités qui en font un genre unique.

L.B. Quel est son vrai visage alors ?

J.M. La techno, aujourd’hui, est libre. C’est donc difficile de la cerner, comprendre ses mécaniques, qui fait quoi et qui en est le leader. Quel son est le plus susceptible de fonctionner ? Tu ne peux pas le savoir. C’est pour cela que les majors ne se sont pas trop frottées à nous : la musique électronique est trop diversifiée et libre. On peut alors être aussi créatifs qu’on le veut, parce que c’est un genre illusoire comme aucun autre (le jazz, le classique…). C’est ce qui m’a convaincu que nous étions en train de travailler sur quelque chose d’assez unique. Il n’y a rien que tu ne puisses pas faire.

 
L.B. Trop d’artistes sous les projecteurs, c’est un fait. Mais comment se sent-on lorsqu’on en arrive à être appelé “légende vivante de la techno” ?

J.M. C’est juste que je suis vieux. Je ne suis pas la première personne, j’ai juste fait carrière dans la musique électronique. Et cette carrière, fort heureusement, m’a emmené quelque part. J’ai eu la chance d’avoir été témoin de l’évolution du genre dans des pays et contextes différents. À chaque fois, le dénominateur commun, c’est cette liberté.

 
L.B. C’est ce qui t’a permis de ne pas te sentir comme un imposteur ?

J.M. Complètement. Quand je suis arrivé pour la première fois en Europe, vers la fin de ma vingtaine, j’ai vu comment les Européens regardent les noirs. La plupart en avaient vu un à la télévision mais n’avaient sûrement jamais eu de conversation avec l’un d’entre nous. Donc tu dois trouver un moyen de partager quelque chose avec les gens, pour communiquer. Tu réfléchis à ce qui pourrait les séduire. Quand je vivais à Berlin, j’étais un “invité“. C’est ce qu’ils m’ont fait ressentir du début à la fin. Une fois que je l’ai compris, j’en ai trouvé le côté positif. James Baldwin écrivait qu’il avait beau vivre à Paris, il ne voulait jamais devenir français. Parce que les Français sont encerclés par l’histoire : il n’y a aucun moyen d’y échapper. Où que tu ailles, tout est là pour te le rappeler. Un bâtiment par-ci, une place par-là, une personne connue qui a vécu dans telle ou telle maison… Ça aussi je l’ai appris en m’installant ici.

L.B. Dans une publication Facebook récente, tu disais que si l’on ne prend pas soin de la musique électronique, elle risque de s’évaporer. Comment faire ?

J.M. Je ne suis pas sûr que la plupart des gens y aient pensé… mais après mes expériences à travailler avec d’autres genres comme le jazz ou le classique, je constate que nous n’avons pas développé et fait mûrir une sorte de langage universel qu’utilisent les autres musiques. Le classique peut parler au jazz parce qu’ils se comprennent via ce langage, et inversement. C’est probablement parce que la plupart des producteurs sont des programmeurs et non des musiciens. On apprend à faire de la musique différemment. C’est pour ça que je pense qu’il faut parler plus de la musique ; plus on en sait, mieux on peut l’expliquer aux autres. Et ainsi essayer de comprendre comment dialoguer avec les autres. C’est probablement la chose la plus importante, parce qu’au fond, nous devons apprendre des autres genres. Ne pas devenir comme eux, mais apprendre d’eux. Pourquoi le classique existe-t-il depuis si longtemps ? Comment une composition de jazz peut-elle être aussi profonde ? En comprenant tout ça, on aura alors les clés en main pour faire durer le genre pendant des siècles.

L.B. Tu penses que c’est ce manque de langage qui a poussé la techno à être le vilain petit canard de la musique ?

J.M. Non, je pense que la principale cause vient du fait que tu n’as pas besoin d’être musicien pour faire de la musique électronique. Tu n’as pas besoin d’aller dans une école, d’étudier, d’apprendre les notes et les accords. On est dans un domaine créatif où il n’y a pas besoin de l’être énormément pour avoir du succès. Tout est une question de sons et de fréquences que tu peux manipuler à ta guise. J’ai toujours pensé que c’était la meilleure façon de raconter une histoire fantastique ou incroyable. Notre vrai côté futuriste. Même si on vit dans une ère spatiale depuis des décennies, on ne se sent pas vraiment en 2020. Les gens se retiennent trop, ils veulent rester attachés au passé et à comment les choses étaient avant. Parce que le futur fait peur.

 
L.B. Et ils disent tous que c’était mieux avant.

J.M. C’est l’âge. En vieillissant, tu te rends compte que les gens sont plus à l’aise avec moins de changement et plus de spiritualité.

 
L.B. Ça a été le cas pour toi ?

J.M. Non, je pense toujours au futur. Parfois en bien, parfois en mal. Par exemple, je pense très souvent à l’après-mort. Après ma mort. Que va-t-il arriver à toute cette musique ? Même les choses que je fais encore aujourd’hui, je les fais dans le but que quelqu’un, d’ici une centaine d’années, puisse les avoir.

 
L.B. Les rééditions font partie de ce plan ?

J.M. Soyons réels… je ne serai pas là éternellement. C’est comme ça que tu commences à penser au-delà de toi-même et de ton temps. Tu regardes ton travail, ta musique et le temps qu’il te reste et il y a cette urgence qui se développe. Donc tu veux créer autant que possible, parler autant que possible, même de la plus simple des manières. Avec l’idée que quelqu’un va mettre la main dessus un jour et le regarder, l’écouter. C’est une réaction normale et raisonnable.

 
L.B. Avec le temps, tu as pris peur de la mort ?

J.M. Ça dépend comment tu la considères. Mais… oui… je pense que… c’est naturel, quoi. On naît, on vit, on meurt. C’est le cycle. Chaque personne a son rôle, qu’on le remplisse ou non. Comme tu peux le voir, je suis… je suis bien… je suis confiant. La nature est ce qu’elle est. Je n’ai pas de vieille croyance mythologique sur une vie après la mort ou la renaissance. (Rires)

 
L.B. Tu penses avoir rempli ton rôle ?

J.M. C’est une chose à laquelle je ne peux pas répondre. J’ai peut-être littéralement fait tout ça pour rien. C’est un peu triste comme pensée cela dit… Peut-être que les gens se souviendront de moi pour quelque chose que je n’ai pas encore fait. Ou quelque chose que j’ai fait mais dont je n’ai pas réellement eu conscience, et c’est seulement des années plus tard que les gens le découvriront.

 
Jeff Mills – The Director’s Cut (Chapter 1 to 6)
Jeff Mills – Sight Sound And Space (3-CD box set)
Déjà disponible [Bigwax Distribution]