Photoreportage : quand le vide nocturne devient un cri

undefined 18 février 2021 undefined 12h05

Robert de la Chapelle

Vivre, c'est s'amuser, sortir, se divertir, apprendre, découvrir, écouter, danser, chanter... tant de termes qui ont perdu leur goût et leur essence même depuis bien trop longtemps. Il ne nous reste plus qu'à admirer les limbes du passé, souvenirs d'une époque révolue, mais dont le retour finira par retentir si fort qu'il en brisera le mur du son, à l'image de ces photos prises dans des lieux abandonnés... et pourtant si vivants d'habitude.

Pour revivre nostalgiquement notre époque d'antan, des jeunes habitué.e.s de la vie nocturne grenobloise (Hugo "Baume" du label Records or not records, Coline Haslé, modèle et Léo Sollazzi à la photographie) ont fait un shooting photo dans leurs lieux préférés, accompagné d'une douce histoire qui transpire la joie et l'effervescence de moments vécus aujourd'hui regrettés. Ce qui nous saisit tout particulièrement, c'est ce vide, présent sur toutes les images, mais aussi dans le cœur et la tête d'une jeunesse désabusée, trop délaissée par les anciennes générations et incomprise de celles à venir. C'est nous, c'est vous, c'est la fête, les oiseaux de nuit, un terrain de jeu bien trop connu dont le manque devient de plus en plus insoutenable.


© Léo Sollazzi

Mêmes lieux, mêmes heures... mais pas la même ambiance

Choline se souvient encore de cette période si belle, si vague... et pourtant pas si loin. Au détour de la rue de Belgrade, elle s'engage machinalement rue Montorge où trône le Jules Verne, bar repère de ses soirées en semaine les plus folles. Il est à peine 17h, il faut pourtant déjà courir chez soi, mais quand ce lieu de débauche avait encore toutes ses lumières allumées, c'était le début de l'extravagance. Elle revoit encore l'animosité dans un songe, où étudiants se mêlaient aux travailleurs alors que le soleil n'était pas encore couché, en plein "happy hour", meilleur créneau pour se poivronner pour pas trop cher, dans une ambiance chaleureuse, bon enfant, généreuse et dansante. Les jeudis matins en sont devenus un jour noir pour les fêtards, à en réjouir Sanofi et son meilleur Doliprane.


© Léo Sollazzi

« Dans les bons comme les mauvais moments, toutes les occasions étaient bonnes pour trinquer ensemble. Sans avoir la prétention de changer le monde, les gens étaient heureux. Ensemble. »

Dans ses oreilles, malgré le calme plat et transparent d'une vie sociale inexistante, Choline entend encore les discussions animées, les voix qui montent en décibels à mesure que les verres diminuent en contenu, les chaises qui se rapprochent autour de conversations et débats tous aussi inutiles qu'endiablés : « C'est la blonde la meilleure ! – Mais non, t'as rien compris, t'as juste pas goûté la brune... » Le brouhaha s'élève, immense et fort, mais c'est une toute autre musique qui viendra ensuite bercer les plus téméraires : il est 20h, et les DJ's arrivent. Une heure plus tard, ils prendront place derrière les platines, après avoir fait leur petite ronde au bar, saluant les habitués, l'équipe, chacun y allant de sa petite blague ou de son anecdote au taf. Dans les bons comme les mauvais moments, toutes les occasions étaient bonnes pour trinquer ensemble. Sans avoir la prétention de changer le monde, les gens étaient heureux. Ensemble.


© Léo Sollazzi

« Ce soir-là, on se criait encore « À la semaine prochaine ! » à l'angle de la rue, sans se douter qu'il s'agissait pourtant, cette fois-ci, de la dernière. »

La musique s'élance alors que neuf heures sonnent, et l'ambiance prend un tout autre tournant. Devant la devanture froide et fermée de ce lieu emblématique, Choline repense encore aux mouvements, au public qui se laisse porter tranquillement ; une jambe gigotte, une tête balance, peu à peu les corps se délient et se laissent entrer dans la danse. Une heure plus tard, chaises, tabourets et tables ont laissé place à un espace de partage conséquent : une danse frénétique s'installe pour durer, au milieu des conversations, des rencontres et des histoires. Quelques heures plus tard, le tout ne forme plus qu'un. Des mots d'amour découlent des bouches pleines d'alcool, la foule s'embrase et s'enlace sans même se connaître ni d'Ève ni d'Adam. Qu'ils soient quatre, vingt ou cinquante : rien n'y fait, il faut se coller. On en oublie alors, à travers ces souvenirs, tout ce qui fait de notre vie sociale aujourd'hui un enfer distanciel et séparateur. Pas de masques, pas d'écart d'un mètre, pas de gel, pas de « pas toucher ». Le contact est physique, puissant et éternel... jusqu'à 1h30 du matin, où il s'agirait quand même d'aller continuer ou terminer sa soirée ailleurs, le Jules Verne rendant l'âme d'un dernier voyage de la Terre à la Lune, mettant en orbite bien des têtes enivrées. Ce soir-là, on se criait encore « À la semaine prochaine ! » à l'angle de la rue, sans se douter qu'il s'agissait pourtant, cette fois-ci, de la dernière.


© Léo Sollazzi

Que reste-t-il à faire de tant de sauvagerie pas assez consumée ? Instinctivement, Choline suit les traces de ses pas guidés à l'époque par l'alcool, la fièvre du soir... et finit par se retrouver devant l'Ampérage, salle de concert de la ville où se mêlent spectacles, concerts et DJ sets tout au long de l'année. Un lieu effervescent dont les portes ouvraient tôt : les plus braves allaient se délecter des premiers DJ sets à 23h pour éviter le rush... et le prix de l'entrée.

« La foule ne fait qu'un, les sourires s'étalent sur tous les visages, les rencontres sur la piste sont si belles, le temps d'une danse ou d'un verre, à la fois pleines d'amour et de réel. »

Si ces portes sont fermées ce soir, on entend encore à l'intérieur, souvenir d'une réverb cinglante, les kicks sourds qui attirent les oreilles averties et les plus curieux.ses. Les heures passent, la chaleur monte, la farandole s'agrandit et les pulls tombent, hiver comme été, laissant place à des corps presque nus pourtant habillés, désinhibés, transpirants, libérés. Dehors, on se languit, il est encore tôt (ou très tard) dans la nuit, mais la salle est comble et certain.e.s seront peut-être déçu.e.s : faire la queue dans le froid ou l'attente est parfois insupportable, surtout en vain. C'est la loi du turn-over : une personne sort, une personne rentre. Et si toute sortie est définitive, c'est un mantra qu'auraient dû se répéter bien des gens, innocents et ignorants de la période qui les attend après. À en voir l'ambiance à l'intérieur, dur de savoir qui aurait pourtant voulu s'en aller : la foule ne fait qu'un, les sourires s'étalent sur tous les visages, les rencontres sur la piste sont si belles, le temps d'une danse ou d'un verre, à la fois pleines d'amour et de réel.


© Léo Sollazzi

Arrive alors le moment tant redouté, mais pourtant salvateur de ceux et celles qui auront perdu usage de leurs jambes, de leur mâchoire, de leur yeux ou même de leur cerveau : il est 6h, le matin pointe tranquillement le bout de son nez et il faut quitter les lieux. Repartir vers une nouvelle journée, une nouvelle vie, ou plutôt s'éteindre tranquillement alors que le "monde normal" s'éclaire. Ça traîne le pas dans la salle, ça discute, personne ne veut que ça s'arrête. S'iels s'étaient douté.e.s que c'était peut-être la dernière, il aurait probablement fallu les chasser à la fourche. On entend les derniers rires au vestiaire, pendant qu’organisateurs, artistes, techniciens et barmans se félicitent de leur travail, rangent dans un dernier effort avant un repos bien mérité. Dans le club, dans la rue, dans les cœurs résonnent encore des phrases simples et sincères, naturelles : « Merci les gars, c'était génial ! Au plaisir de se refaire ça ! Rentre bien, fais attention à toi ! » Retour à la réalité pour Choline, dont les minutes passées à se souvenir lui coûteront peut-être plus cher que dix entrées à l'Ampérage, victime d'une obligation aujourd'hui insoutenable qui n'ajoute qu'à sa nostalgie une peine légère, mais douloureuse. Quand nous rendra-t-on nos vies ?