La façon dont vous vous habillez en dit long sur les teufs où vous allez

undefined 27 juillet 2018 undefined 17h37

Victor

« J’aime ces marques de mode qui fonctionnent comme des labels de musique » me lançait Jean-Charles de Castelbajac au cours d’une interview alors qu’il présentait son expo The Empire Of Collaboration. C’était en février dernier, et le créateur protéiforme de 69 ans mettait le doigt sur cette culture de l’image qui prévaut autant dans la mode que dans la musique. Que peuvent s’apporter les deux disciplines ?

Je vois d’ici les yeux levés au ciel de puristes du son qui crient au blasphème et s’apprêtent à brûler ce qu’ils tiennent entre leurs mains. Commençons donc au commencement : on parle ici d’un côté, d’une industrie en crise depuis l’avènement du numérique qui a vu sa dématérialisation fragiliser tous ses acteurs et précariser pas mal de ses jobs. De l’autre, une industrie de la mode qui pèse plus que celle de l’automobile et de l’aéronautique réunies, avec 150 milliards de chiffre d’affaire annuel. Si dans tous les registres musicaux, on retrouve du merchandising et des produits dérivés en tant que revenus complémentaires, on remarque qu’en France la musique électronique et hip hop sont particulièrement liées à au secteur textile. Hasard ? Pas vraiment.

Au-delà du simple merch, une marque franco-japonaise fait figure de proue. Kitsuné, c’est la rencontre entre Gildas Loaëc, musicien et producteur de musique et Masaya Kuroki, architecte. Ensemble, ils fondent en 2001 ce qui deviendra une entité unique et iconique alliant musiques rock, électronique et sapes palliant à la tristesse des basiques de l’époque.

Dix ans après, Teki Latex lance Sound Pellegrino qui propose sur son site des écharpes, tote bags, nœuds papillons, t-shirts, pour assouvir la soif de son public. En 2013, Pedro Winter alias Busy P, créateur du label Ed Banger fait face à une demande croissante de merchandising. Et pour cause : les grands noms de l’électro française y figurent, entre DJ Mehdi, Justice, Boston Bun, Cassius et on en passe. Pour y pallier, Busy P s’associe à Michael Dupouy à la tête de la MJC et So-Me, directeur artistique de renom pour créer le label Cool Cats qui deviendra peu après Club 75, en référence au morceau de Cassius, aux soirées éponymes du Rex Club qui avaient lieu en 2003 et à ce groupe qui réunissait Busy P, Justice, DJ Mehdi et Cassius. Aujourd’hui, la ligne est une marque de sapes à part entière.


Et concrètement, à quoi ça sert ? En plus d’appuyer et de prolonger la notoriété de leurs initiateurs, relier les sapes à la musique permet de trouver d’autres sources de revenus pour financer cette dernière. C’est pourquoi certaines maisons de disques mettent en place des stratégies de diversification, notamment pour pallier aux effets du téléchargement et de la dématérialisation du son. En tant que public, est-ce qu’on devient un connard de panneau publicitaire si on porte le produit de son artiste favori ? A vous de juger.

A l’image de ces marques donc, de véritables labels bi-dimensionnels se fondent encore aujourd’hui, preuve que des liens se tissent continuellement entre les deux disciplines. RA+RE, c’est un label exclusivement féminin créé par trois meufs passionnées de musique techno et de vêtements, Clara, Jessie et Claire. Elles partent du constat que de plus en plus de nanas sortent faire la teuf : « Cet univers qui attirait dans les années 90 un public en marge de la société considéré comme "raver" est aujourd’hui ouvert à une audience de plus en plus large et féminine. À cette époque, seulement 8% de filles assistaient à ces soirées. En 2014, l’IMS (International Music Summit) en recense 35% », explique le crew.

Si on fait un bref retour en arrière, à l’époque de la culture rave, le style vestimentaire jouait effectivement un rôle prépondérant dans l’identification et l’appartenance à un groupe et portant même un message voire une revendication de liberté, de fête et de couleurs psychés (le souvenir persiste par touches chez Ñ‚Ñ€ип Records, le label de Nina Kraviz notamment qui propose des T-shirts sur lesquels sont apposés le fameux smiley). Après ça, les 2000 sont synonymes de périodes brumeuses au travers desquelles les T-shirts à messages et les logos se multiplient, pour laisser place à un minimalisme presque religieux dix ans plus tard. Monochromie et coupes larges et évasées remplacent les jeans slim et les couleurs criardes. Nouvelle décennie approchant, nouveau changement oblige, le courant maximaliste qui est en train de s’imposer un peu partout se veut l’instigateur de vos goûts, et incite tout un chacun à littéralement afficher qui il est…et donc ce qu’il écoute.

Depuis 2015, Ra+Re profite de la vague électronique qui déferle sur l’Europe et la France pour penser des pièces fluides, confortables et party-friendly au passage et se place en tant que « marque-mère » de cette communauté de techno-girls. Derrière le label, on retrouve l’alliage éclectique d’une productrice de musique électro (Rohmi) diplômée à la fois en business stratégique et ingénieure du son, d’une directrice artistique qui a bossé dans la mode (Jessie) et d’une bookeuse de DJ’s (Abi). Ensemble, elles dévoilent donc régulièrement sapes et sets sur la même plateforme.

© Adrien Levinger

Côté rap et R’n’B, la valeur ajoutée se situerait davantage vers les collaborations et l’invitation d’artistes en « résidence » ponctuelle ou récurrente auprès d’une ou plusieurs marques, ou alors carrément vers la création d’une entité distincte à l’image de Kanye West et sa marque Yeezy. Le 22 juin dernier, Virgil Abloh, DJ et fondateur du label de vêtements Off-White a sollicité une petite dizaine de rappeurs (Theophilus London, Bakar, Octavian, A$AP Nast (le cousin de Rocky) Dev Hynes ou Steve Lacy de The Internet) pour son premier défilé en tant que directeur artistique homme chez Louis Vuitton.

Aujourd’hui, la musique semble apporter un souffle nouveau aux marques de mode, leur permettant de se détacher du mainstream, de générer de la valeur symbolique, de rafraîchir leur image. Quand je repense à Castelbajac, l’homme qui a collaboré avec pléthore d’autres entités aussi éclectiques qu’il est possible de faire (comprenez designers, marques, musiciens…il a même habillé le pape Jean-Paul II) je me souviens qu’il me disait de Virgil Abloh « j’ai connu Virgil quand il venait à mon studio avec Kanye West, il était son bras droit lorsque Kanye voulait construire son label de mode pastel (Yeezy, NDLR) j’avais remarqué que Virgil, sur les trois assistants de Kanye, avait un oeil, la culture de l’accident : des choses qui sont belles séparément mais qui soudain ensemble deviennent intéressantes parce qu’au fond…On s’en fout de la beauté, ce qu’on veut, c’est le trouble, qui vient de cette culture de l’accident. » Cette culture de l’accident pourrait-elle venir de la musique et du milieu de la nuit ?

Et le cas Abloh est bien loin d’être un cas isolé : Jay-Z vient d’être désigné président de Puma Basketball, et prend ainsi en charge la direction artistique de la marque ainsi que le marketing. En parlant de Puma, Rihanna est désormais bien installée dans sa collaboration avec la marque allemande grâce à son label Fenty. On peut également citer Tyler, The Creator aux manettes de sa propre maison Golf Wang, Beyoncé et son label sportswear Ivy Park, Booba et Unkut, Stromae et sa ligne Maestro ou encore Orelsan et Avnier. Par ailleurs, on remarque dans l’Hexagone notamment un changement de position de plus en plus important de la part de grandes maisons à l’image de Lacoste qui choisit Moha La Squale comme égérie, incarnant la réconciliation (récupération ?) de la marque au croco avec le rap français qui en fait un de ses symboles depuis des années, sans être reconnu pour autant jusqu’alors… Sans rancune ?


Auteur : Manon Merrien-Joly