Baskets et claquettes Lidl : autopsie d'un hold-up

undefined 2 juillet 2020 undefined 15h38

Manon Merrien-Joly

Il est loin le temps où d'âpres écoliers se moquaient des mouchoirs Cien® ou de la bouteille de cola Freeway® que leurs camarades sortaient discrètement à la récré. Dorénavant, Lidl est cool, Lidl est dans le vent, sa collection de vêtements s'arrache et se revend des fortunes sur eBay. 

Après les bobs Ikea et les T-shirts 8.6, ce sont les équipes marketing de chez Lidl qui frappent avec un beau coup de communication. L'enseigne de grande distribution allemande a dévoilé sur son site belge une collection composée d'un T-shirt, d'une paire de chaussettes, d'une paire de claquettes et de baskets. Spoiler : la collection a été sold out en quelques heures et certaines paires revendues sur le web à des sommes qui dépassent l'entendement. Autopsie d'un succès.


"Vous êtes le plus grand fan de Lidl ? Montrez-le et habillez-vous avec notre propre collection Lidl"

"Offrez-vous une tenue Lidl unique" propose la boutique en ligne belge des supermarchés Lidl. Claquettes et T-shirt à 3,99 €, baskets à 12,99 €, chaussettes à 0,99 €... Pour remonter la piste de la pièce et tenter de retracer sa provenance, le chemin est abrupt : aucune information n'est indiquée sur le site, à l'exception de la marque. On a donc posé quelques questions concernant le processus de fabrication à Michel Biero, directeur exécutif Achats et marketing Lidl France, qui nous a assuré que « Cette gamme de vêtements est fabriquée en Chine selon un cahier des charges très strict et des contrôles qualité effectués par des organismes indépendants. le textile de cette gamme présente le label "Confiance Textile" développé par la norme Öko-Tex Standard 100 qui répond à d’ambitieuses exigences humano-écologiques, et est une certification particulièrement reconnue à travers le monde. Lidl s’engage ainsi pour votre santé en vous proposant des textiles certifiés sans substance nocive. » 

Les sneakers sont déjà en rupture de stock dans toutes les tailles (du 41 au 46). Vendues pour la somme dérisoire de 12,99 €, ces baskets Lidl se sont finalement retrouvées sur eBay où les prix ont flambé : au 3 juillet dernier, les enchères montaient jusqu'à 1255 € pour une paire de baskets.

 Capture d'écran eBay

Pour le moment, la collection est uniquement vendue en Belgique et aux Pays-Bas. Lidl France nous a indiqué que « ces produits ne sont pas prévus à la vente en France pour le moment » et a également prévu de « mettre en place un jeu-concours via les réseaux sociaux prochainement pour permettre de tenter de gagner des accessoires. »


Les plus beaux Lidl de France

L'attrait pour l'enseigne ne date pas d'hier. En témoigne la page Facebook Les plus beaux Lidl de France. Créée en 2017, elle totalise environ 21 300 abonnés. Les modérateurs postent régulièrement des photos de magasins Lidl accompagnées de commentaires descriptifs et teintés d'humour. Un autre groupe Facebook, Lidl Addict & Bons Plans : Partage et échanges recense 25 000 abonnés qui s'échangent régulièrement des fichiers PDF des catalogues du magasin et des retours sur des produits testés. Michel Biero explique la popularité de la marque par son accessibilité et sa capacité à surprendre : « Lidl a fait du chemin dans son positionnement (sortie du hard discount depuis 2012) mais aussi dans l’esprit du public. L’enseigne a gagné sa place en tant que marque dans le cœur des Français. Nous voulions capitaliser sur ce que nous sommes : une marque qui surprend, qui est là où on ne l’attend pas mais qui reste accessible à tous. Les consommateurs sont de plus en plus nombreux à nous suivre et à nous témoigner leur adhésion (cf nos communautés sur les Réseaux sociaux !) alors nous avons voulu faire un clin d’œil à tous nos fans ! » 

Le Lidl de Carcassonne, dans l'Aude © Les plus beaux Lidl de France

Si la marque a voulu créer cette collection en hommage à ses fans, la cible réelle ne semble pas avoir été celle-ci. Les prix ont flambé sur les plateformes de revente, et les personnes pouvant se procurer les sneakers ne sont pas vraiment celles qui viennent faire leurs courses chez Lidl, à la recherche des prix bas et des offres "au meilleur rapport qualité-prix". 

Pourquoi dès lors un tel engouement pour une chaine de supermarchés et son identité graphique ? Il faut remonter en 2000 et (attention, ça va piquer) au défilé "homeless chic" de John Galliano. Cette année-là, le couturier a habillé toutes ses mannequins en SDF. À l'époque, dans une chronique intitulée "Le coup du SDF, par Dior", le journaliste Pierre Marcelle écrivait dans Libération : « accrochées à la taille de ses filles échevelées, sous l'étoffe artistement lacérée, gamelles, tasses, bouteilles et autre quincaille étaient censées identifier l'archétypal SDF, et ­c'est l'AFP qui le dit,­ "les invités de la vénérable maison avaient l'air sidérés". Il semble qu'ils furent les seuls : pour identifier l'audace et le succès de l'entreprise, c'est dans les pages "société", et non "mode", que compte aurait dû être rendu de la performance. » Si Galliano n'a à ce moment-là aucun scrupule à mettre le sans-abri au service de ses créations hors de prix, il lancera un courant qui se poursuit encore aujourd'hui, celui du "néo-pauvre". 


Néo-pauvre et mépris de classe

À partir de ce moment-là, la figure du "néo-pauvre" fascine les grandes maisons de couture qui rivalisent d'audace pour matérialiser leur mépris de classe. Ainsi, les modèles défilent avec des cabas Tati en 2007 chez Louis Vuitton tandis que chez Céline, on décline l'imprimé sur des manteaux en 2013. En 2016, Demna Gvasalia, le créateur de la marque Vetements et directeur artistique de Balenciaga, va cristalliser cette bien crasse tendance avec l'intégration du T-shirt DHL dans l'une de ses collections. Le T-shirt était commercialisé pour la modique somme de 200 €. Un prix que Demna Gvasalia lui-même refusait de payer pour porter ses propres créations, comme il le raconte dans une interview au Télégraph en 2016 : « Mes amis ne peuvent même pas s'acheter les vêtements. Comme moi d'ailleurs. Je porte les prototypes. Je préfère me payer des vacances. Les vacances, c'est ça le luxe. C'est important. » 

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Bref, ce qui nous amène à notre collection Lidl, victime d'un hold-up des collectionneurs. Si ce n'est pas la première fois que l'enseigne allemande commercialise des produits dérivés de son image de marque, c'est la première fois que l'on en parle autant et que certains s'arrachent ces pièces. Et c'est là que la figure du "néo-pauvre" entre en jeu : « C'est un phénomène de safari où les gens veulent, un court moment, vivre une expérience populaire. », expliquait la journaliste Alice Pfeiffer à Slate en 2019, au sujet de l'engouement autour des sacs Tati. « Ces codes deviennent de la mode précisément au moment où ils sont récupérés. Ils n'existent que par un processus de sublimation qui passe par sa relecture. Ce n'est pas le sac Tati que veut cette clientèle mais la citation ironique et un peu gênante de ce sac. » 

Ce que nous dit cette main-mise sur les claquettes et chaussettes Lidl, c'est finalement ce que nous raconte l'histoire depuis bien des années : la récupération des codes des classes sociales les plus basses, sans les inconvénients qui vont avec.